Un art de la perte de la consistance physique (l’art immersif ou comment « désaffronter » le corps)
Je veux d’abord remercier Majid Seddati pour sa cordiale invitation à ces rencontres internationales d’Art vidéo de Casablanca, à plus forte raison dans les circonstances actuelles. Le festival, nous le savons, a dû être repoussé à deux reprises à cause des récurrences de la pandémie de Covid-19.
Cette pandémie du Covid-19, loin d’être terminée (à l’heure où je parle, on enregistre les débuts d’une cinquième vague de contamination en Europe occidentale), a cette conséquence directe, que j’entends bien rappeler avant d’en venir à ma conférence : nous obliger à nous occuper de nos corps, à travers la gestion de notre santé et de sa préservation. Nos corps, à cette occasion, que nous avons découverts plus fragiles que nous le pensions, plus exposés à la maladie et à la mort que ce que nous pouvions envisager avant l’automne 2019 et le déclenchement de la pandémie.
Comment relier ce constat, celui d’un retour au corps physique, celui d’un come-back à la physique des corps, celui de la gestion d’un corps charnel et mentalement tourné vers lui-même et vers sa corporéité vécue et incarnée, comment relier donc ce constat d’un retour au corps physique à la question même de l’« immersif » ? À la question, pour être plus précis, d’une culture de l’immersion, culture de l’immersion dont nous constatons depuis quelques années l’extraordinaire prodigalité ?
Car en effet, nous sommes plus « immergés » que jamais, plus que jamais en immersion.
Comment cette immersion de nous se manifeste-t-elle ? Déjà, nous passons de plus en plus de temps derrière nos écrans d’ordinateur, ce que la pratique du travail à distance, avec la pandémie de Covid, a accentué. Nous passons de plus en plus de temps, aussi, face à nos écrans de moniteurs et de TV, à consommer films et séries TV. Plus « immersif » encore, nous nous acclimatons toujours plus à des spectacles d’un nouveau genre, particulièrement spectaculaires, dont l’effet esthétique fort est de « ravir » nos corps (« ravir » au sens de voler, dérober, escamoter). Je songe par exemple à cette technique nouvelle de présentation des images, se développant aujourd’hui à grande vitesse, qu’est le mapping, projection en extérieur qui permet d’éclairer et de colorer de grands bâtiments, de qui impressionner les spectateurs, du fait du gigantisme des images projetées. Autre exemple, lui aussi très en vogue, les environnements immersifs de l’âge numérique. On ne va plus voir, dans ce type d’exposition, des tableaux de Van Gogh ou de Gustav Klimt accrochés sur une cimaise. Non, on évolue en lieu et place au milieu d’un espace tridimensionnel tout entier tapissé d’images représentant les tableaux de ces maîtres, et ce, en plus, dans une atmosphère travaillée avec effets spéciaux visuels et sonorisation. L’exposition d’art immersive sera rendue plus attractive encore, comble de sophistication, lorsque les spectateurs que nous sommes sont invités à chausser des casques VR permettant l’exploration à 360 ° d’un espace fictif. Confronté à ce type de proposition plasticienne, le corps perd ses repères, il en vient même à perdre tout contact avec lui-même, absorbé qu’il est totalement par le spectacle. La formule artistique à laquelle nous nous confrontons, dans ce cas, induit la perte généralisée de la consistance physique. Promenons-nous, notre casque de vision sur les yeux, dans un environnement VR : l’étonnement, l’émerveillement même devant le spectacle auquel nous sommes conviés, ce spectacle serait-il immatériel, a pour effet la quasi-dissolution de nos corps de spectateurs, une situation de « désaffrontement ».
Nous savons ce qu’est l’affrontement : le fait de faire front, de faire face, d’opposer une force à un événement contraire. Le « désaffrontement » (forgeons ce néologisme sans état d’âme, il correspond à une situation de vie « passive » aujourd’hui massive), c’est exactement l’inverse : nous ne faisons plus front, nous ne faisons pas face, nous n’opposons plus aucune force. Tout se passe comme si nous n’étions plus en position d’affronter notre corps pour cette raison : à ce corps, le spectacle nous arrache. Dans ce moment particulier de contemplation totale, nous devenons en effet une surface sensible entièrement et solidairement tournée vers le spectacle, à ce point extrême, qui constitue un dépassement de la perception vigile : nous oublions notre corps, nous ne consacrons plus rien de notre attention au corps même qui ressent, le nôtre pourtant. Crime parfait au registre de la déshumanisation : nous avons tué le corps, notre corps conscient du moins, en donnant notre humanité au spectacle.
Voici donc la situation posée, particulièrement problématique en cette période de pandémie du Covid-19. D’un côté, de concert avec la pandémie, est mis en exergue le corps de chair, un corps toujours menacé d’être contaminé, évoluant parmi d’autres corps de chair toujours menacés d’être contaminants sur fond de refus de mélange physique et de refus de l’immersion du corps personnel dans le grand corps social. De l’autre côté, façonnant cette culture de l’immersion, est mis en exergue un même corps, le nôtre, mais un corps que nous voudrions oublier en nous donnant à des spectacles sidérants si impressionnants qu’à leur contact nous oublions tout, à commencer par nous-mêmes. Car c’est bien d’abord cela, la culture de l’immersion : une culture contre l’incarnation, le choix de l’anti-incarnation.
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