La Motopoétique de Paul Ardenne
« Motopoétique » est une première, une exposition d’Art contemporain autour du thème de la moto, du 21 février, jusqu’au 24 avril 2014, au MAC de Lyon. Constatant qu’il ne s’agit en aucun cas d’un énième défilé d’anciennes, ni d’un étalage compatissant et mercantile arrangé à la gloire du Design industriel, le motard s’interroge.
« Art » et « Poésie » sont des termes abîmés, des mots passés au hachoir des médias, souvent dessaisis de leur sens, parfois employés l’un pour l’autre; quand on ne veut rien dire de précis, ou que l’on ne sait quoi dire, dès lors qu’affleure la sensibilité. la perception de l’Art s’étend de l’ultra-intellect, de l’abstraction extrême, au bibelot façonné en attrape-touriste. La Poésie, elle, s’étire du biscuit chinois, du proverbe paysan à la chanson populaire, jusqu’à la forme magnifiée et psychanalytique du surréalisme. Pas question, ici, d’établir une échelle de valeurs, mais plutôt d’identifier les dénominateurs communs: en l’occurrence, la création humaine, la volonté d’expression par la forme, le désir de représenter ou de signifier, pour un objet qui en appelle aux sensations, à l’émotion et à l’esprit.
Souvent l’inspiration artistique puise dans le symbole: l’oiseau pour la liberté, le fusil pour la guerre. Plus le propos s’épaissit, plus le symbole afférent est complexe. Héritière d’une histoire passionnée, de liberté, d’espace et de rébellion, forgée dans l’acier et trempée de pétrole, aux lignes pures et sensuelles, la moto n’est pas qu’un outil, qu’une belle machine, qu’un objet harmonieux par hasard. Elle est un symbole moderne, ainsi évoquée par Paul Ardenne, curateur de l’exposition:
« La liberté, l’interdit, l’excès, le risque, l’ivresse, la peur,la moto convoque à ces différents registres un champ d’expériences humaines comme poétiques. Moins destructrice que la drogue, et non déréalisée comme l’est cette dernière. La moto, à sa façon bien à elle, incarne la possibilité d’une mythopratique. Cet engin génère la sensualité et la célébration autant qu’il véhicule représentations et mythologie sur des modes multiples, au rythme excitant de la percussion rapide. »
Paul Ardenne est agrégé d’Histoire, et docteur en histoire de l’art et esthétique, spécialisé dans l’art contemporain. Il est aussi motard, et auteur de Moto, notre amour, publié en 2010 chez Flammarion.
À propos de Motopoétique, Paul Ardenne répond à Motorcycle Boy:

La Moto existe-t’elle sans son pilote ?
Motorcycle Boy: L’artiste s’inspire moins de l’objet moto que des thèmes qu’elle véhicule; mouvement, vitesse, puissance, danger, équilibre. Et souvent, le symbolisme, qui s’empare de la machine et la rend lisible sur le plan de la création intellectuelle, agit inversement sur le motard. Celui-ci supporte mal que l’on détourne son engin fétiche de sa fonction première : rouler, transporter. L’outil, devenu inutile, lui parait vide de sens.
Paul Ardenne: Pas si sûr. « Motopoétique » présente plus de deux cents œuvres, émanant de quarante et un artistes plasticiens – dont un plasticien sonore – qui toutes au contraire magnifient la moto. Le détournement, dans ce cas, est productif. Les motos ne sont pas que des prétextes faciles à une dérive esthétique, au contraire elles sont de véritables inspiratrices. Tïa Calli Borlase les caparaçonne, comme s’il s’agissait de chevaux, Chris Gilmour les reconstruit à échelle 1 en carton, Myriam Mechita les orne de bijoux… Pas ici de détournement au sens strict, mais une inspiration. La moto n’est pas qu’un véhicule, qu’un objet de mobilité, même sauvage ou peu consensuel. Elle est un objet potentiellement artistique, plein de promesses esthétiques – in fine tenues par les artistes.
L’approche esthétique (ligne, équilibre, décoration de la machine) et l’artisanat (ateliers mécaniques, préparations des moteurs, pièces façonnées) constituent souvent la limite choisie de son regard artistique.
Souvent, oui. Mais parce qu’il s’agit là d’approches conventionnelles, classiques. On customise sa machine, on dessine des motos, on améliore telle ou telle pièce esthétiquement. Mais la moto permet beaucoup plus que ce traitement en surface et refermé sur l’objet qu’elle représente.
Selon vous, quelles œuvres exposées à Lyon seraient susceptibles de réconcilier immédiatement le biker à l’amateur d’art ?
J’aurais envie de dire : toutes, sans exception. À vous d’en juger sur pièces !
Pensez-vous néanmoins que la pratique de la moto prédispose à comprendre la démarche esthétique et signifiante de l’œuvre d’art ?
Incontestablement. Les motards sont des esthètes, des poètes de la matière et du vent. Des Rimbaud dans l’âme. Sans doute ont-ils pour la plupart quelque mal à l’exprimer (on n’est pas tenus d’être des intellectuels), mais le ressenti motard est très fort. Et ouvre sur une métaphysique du sens, au-delà de la physique qui préside à la matière motocycliste. Raymond Roche, entre autres motards, était présent le soir du vernissage. Pour ce champion du monde Superbike, l’exposition parlait d’elle-même. Il y a retrouvé l’ouverture esthétique que permet tous azimuts la moto : ouverture sur la sensation, sur la beauté, sur la question de l’attraction, du don de soi à la machine, de l’échange et de la transfusion homme-machine.

Parmi les artistes présents à Lyon, certains sont-ils également motards?
Poser la question c’est y répondre. Un tiers environ des artistes de l’exposition « pratiquent ». Certains de manière massive, comme grands rouleurs : Ali Kazma, Shaun Gladwell, le photographe Gérard Rancinan bien sûr, spécialisé dans les « runs » de longue distance. Alain Bublex roule en Triumph 750 Harris et Gonzalo Lebrija en BMW R75/5, une machine qui lui a inspiré une œuvre magnifique, inspirée par les plus de 2000 km qui séparent Tijuana de Mexico City. Enfin, Olivier Mosset. Un peintre conceptuel, radical, puriste, mais qui a aussi accompagné de près les Hell’s Angels français, auquel il a consacré récemment un livre anonyme de photographies, Aux Anges, publié aux Presses du Réel. Mosset possède une 500 Vincent Rapide et a souvent exposé son chopper Harley-Davidson en même temps que ses tableaux.

Le Design ou l’Artisanat?
La moto s’expose aussi pour elle-même: salons commerciaux, mais aussi musées, comme « The Art of the Motorcycle », en 1998 au Guggenheim de New York (puis Chicago, Bilbao et Las Vegas). L’ambition étant de confondre Art et Design industriel.
En effet. Mais cela n’a rien à voir avec « Motopoétique ». Cette exposition est la première au monde qui soit consacrée à la moto travaillée par l’art contemporain. Cela n’a rien à voir. « The Art of the Motorcycle » était une exposition de modèles historiques, par ailleurs pas tous parfaits sur le plan de la restitution. Une simple exposition d’« anciennes ».

Que pensez-vous de cette démarche? Exposeriez-vous une moto pour elle-même? Quel(s) modèle(s)?
Pourquoi pas ? Je n’ai rien contre. Il y a des musées consacrés à la moto qui s’occupent très bien de cela. Quels modèles ? Mais tous, sans exception. N’importe quelle moto, n’importe quel deux-roues, pour moi, est respectable d’office, un 50 cm3 Kreidler comme une Amazonas brésilienne à moteur de Coccinelle Volkswagen. Parce qu’il vous met en demeure de trouver l’équilibre avec lui et vous balade les cheveux au vent, en contact direct avec le cosmos, sans cockpit.
Selon vous, y aurait-il plus d’intention artistique dans le Design industriel ou dans l’approche custom, dans l’atelier moto?
Les deux ont leur raison d’être. Et se complètent. Ils n’existent pas par hasard. Le design a une vocation industrielle et de masse. La customisation, une vocation artisanale et de personnalisation. Vous savez comme moi que la plupart des motards customisent leur machine. Ce faisant, ils prolongent qualitativement, selon leurs propres repères et références, le design originel, pour le « tordre » à leur conception esthétique de la moto et de sa pratique.
Je suis moi-même un customiseur, j’ai transformé largement une de mes machines, une Yamaha 1700 Warrior, en la choppérisant et en la chromant massivement – elle est devenue Lady Chrome. Ma prochaine customisation sera la transformation d’une Hayabusa sur le mode « Black Riders of America », avec bras oscillant rallongé.
Que pensez-vous de la multiplication actuelle des ateliers néo-rétro, surfant sur le renouveau de la culture custom et du cafe-racer: passéisme et nostalgie, ou prise de conscience esthétique ?
La nostalgie ? Pourquoi pas. Même si ce n’est pas toujours bon signe… Mais je suis un homme tolérant : chacun sa vie, chacun ses représentations, chacun son rêve, donc. Je ne suis pas Dieu pour juger ce qui est le bien et ce qui est le mal. Ceci posé, je préfère l’attachement au présent. Je suis historien de formation, et donc de ceux qui savent fort bien qu’ignorer le passé condamne à le revivre, surtout pour le pire. Mais le présent m’intéresse plus que le passé, et à mesure que je vieillis plus encore (j’ai 57 ans) : je m’anéantis dans l’instant. Rouler à moto me permet de le faire comme peu de machines autres que les motos le permettent. Je possède une surpuissante Corvette C6 modifiée, capable d’accélérations dantesques et de plus de 300 km/h en vitesse de pointe. Pas mal, côté sensations. Mais cela reste une « bagnole » – on est enfermé là-dedans, on subit les embouteillages, etc. En moto, je m’envole. Et je ne parle même pas de l’envol en milieu naturel. Au bout de mon jardin, une immense forêt domaniale. Dans mon garage, une BMW G450X d’enduro. Gaz ! La vie nue.
(Propos recueillis par olv pour motorcycleboy.fr)

article publié sur motorcycleboy.fr