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La terre maillant. Poétique du plantationocène, publication FAR Nyon (Suisse), nov. 2022.

La terre maillant Poétique de la plantation par Paul Ardenne

« Au niveau le plus fondamental, il nous faut repenser la relation entre la forme et le processus. » Tim Ingold, Marcher avec les dragons

« Les formes de l’écologie ont résolument besoin de nouveaux récits pour se régénérer. »
Ainsi s’exprimait la spécialiste de l’art dit « écologique » Bénédicte Ramade il y a encore peu (en 2015), en conclusion d’une recension, pour la presse spécialisée, de plusieurs expositions d’art contemporain « vert » de la période récente 1. Qu’entendait par-là, quelque peu désabusée, cette historienne de l’art canadienne particulièrement au fait de la question 2 ? L’art environnemental, celui qui trouve sa vocation dans la défense de l’environnement et la lutte contre son actuelle dégradation, a le plus grand mal à dépasser le stade du constat, du document. Cela même, quand il ne tombe pas, plus pauvrement encore, dans l’anecdote : tel artiste récupère des sacs de plastique et en fait une montgolfière (Tomás Saraceno 3), tels autres maculent de terre sale une vieille pompe à essence (Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla 4), la résidence d’un artiste dans la zone longtemps utilisée comme une décharge publique de Jamaica Bay, près de New York, se traduit par l’exposition dans un musée de choses trouvées sur place, déchets, éléments végétaux, minéraux (Tue Greenfort 5)… L’art environnemental manquerait-il d’imagination ? À telle enseigne, ne parlons pas de cette facilité légitimement décriée, la sublimation de la saleté, tant et plus traduite dans de belles images photographiques empruntées aux catastrophes naturelles, photogéniques car toujours spectaculaires (Daniel Beltrá, Nadav Kander, Mick Epstein…). Et pas plus, de la vogue devenue inusable du documentaire dit « d’exposition », qui n’en finit plus d’essaimer depuis les années 1990 — un genre intéressant par ses contenus mais devenu académique, trop porté de surcroît à donner des leçons de civisme, et dont les prétentions morales peuvent déranger.
Quoi donc, en tout et pour tout ? Une offre trop descriptive, trop esthétisante ou trop rhétorique, encodée dans des pratiques à présent figées à force d’être reconduites sur un mode routinier.

Le choix de l’activisme
Souhaiter l’émergence de « nouveaux récits » à toutes fins que l’art environnemental se « régénère », suggère donc Bénédicte Ramade. Est-ce toutefois si facile ?
Le problème, en vérité, pourrait bien résider dans la vocation immémoriale de l’art à représenter le monde, plutôt qu’à l’incarner. Dans la stratégie même du paraître, de la restitution, de l’interprétation figurative ou symbolique qui forme le socle de l’expression artistique. Décider, artiste, de rendre compte de la dégradation actuelle de nos écosystèmes, des méfaits de la surexploitation humaine de nos milieux de vie, des menaces engendrées par l’anthropocène est sans conteste une forme d’engagement respectable : la plus pressante qui soit, au demeurant, à en juger par les actuelles priorités de l’humanité, écologiques de fait. Le problème, c’est le comment. Plus rudement signifié : toute la difficulté de cette entreprise, supputons-le, pourrait bien résider dans l’impossibilité de l’art même, du fait de sa poétique propre, à s’extraire de l’évocation. À être autre chose qu’un regard sur le monde exercé depuis le dehors — le regard de l’éternel spectateur.
En finir avec l’artiste-spectateur du monde : cette option radicale, la modernité va l’estimer viable. Les années 1960, de la sorte, intronisent un nouveau type d’artiste, dit activiste ou mieux encore, par contraction des deux mots « art » et « activisme », «artiviste»6. Quelle position l’« artiviste » adopte-t-il ? À la « forme » (l’image, la figure expressive, le document), ce créateur las d’être un simple témoin entend ajouter voire substituer l’action concrète, en coeur de contexte (art « contextuel »). Revenons à l’art environnemental. Pour l’artiviste qui s’engage dans le combat écologique, la création en passera dorénavant par l’action de terrain. Son choix, ce ne sera pas juste « représenter » les heurs et malheurs de l’environnement aux prises avec sa dégradation croissante et les effets de la surexploitation humaine des écosystèmes. Mieux que cela, va estimer l’artiviste : ce sera agir avec l’environnement, dans celui-ci, pour celui-ci.

L’artiste-écologue
Un des artivistes les mieux repérés, depuis un demi-siècle, est l’artiste « écologue », celui qui s’applique à l’écologie pratique, en direct, qu’il se fasse jardinier, horticulteur, agriculteur, nettoyeur ou aménageur. Créer pour l’environnement, pour cet acteur qui se retrousse les manches, passe par l’intervention directe « sur » le paysage : en lui, dans sa substance physique et sociale.
Si la Terre est bien un jardin dont nous avons hérité (le « jardin planétaire » cher à Gilles Clément7) avant de le saccager comme des sauvages, alors la mission de l’artiste-écologue est définie d’office : ce que les pratiques humaines ont dénaturé, on le renature. Quelques exemples de cette renaturation en actes. En 1981, en pionnière du genre, Patricia Johanson aménage à Dallas (Fair Park Lagoon, 1981-1986) un périmètre laissé à l’abandon en bordure d’autoroute, dont elle fait un jardin. Quinze ans plus tôt, Alan Sonfist, à New York, a obtenu déjà qu’un périmètre urbain soit laissé à son libre développement naturel après qu’on y a replanté des espèces végétales de l’âge précolonial, l’occasion de voir revenir dans Big Apple des végétaux que l’urbanisation avait chassés (Time Landscape, 1965-1978-aujourd’hui). En 1982, Joseph Beuys, en Allemagne, plante 7 000 chênes avec la population de Kassel (7000 Eichen), et Agnes Denes, dans le Lower Manhattan, un champ de blé dont le fruit de la récolte sera reversé à des associations de lutte contre la faim dans le monde (Wheatfield. A Confrontation). Kathleen Miller, engagée dans une véritable guérilla écologique, bombarde les territoires ruinés par l’industrie chimique de grenades de terre humide chargées de graines (Seed Bombs, 1992) tandis que Mel Chin ouvre le cycle de ses Revival Fields (1991-aujourd’hui8), ses « champs du renouveau » : des parcelles ensemencées, dont l’ordonnancement des massifs évoqueune composition picturale minimaliste, au moyen d’espèces végétales ayant le pouvoir de capter la pollution du sol. Dans l’Hudson River, pour lutter contre la dégradation de cette grande artère fluviale, Buster Simpson immerge des blocs de calcaire absorbant une partie des toxiques (Hudson River Purge, 1983). En adeptes du cleaning, Mierle Laderman Ukele, Ha Schult et Marina DeBris nettoient villes, campagnes et plages pour en recycler les détritus, qu’ils transforment en oeuvres d’art (les vêtements dits Trashion de DeBris, faits avec des morceaux de plastique récupérés) tandis que le tandem Helene Mayer et Newton Harrison crée des fermes pilotes en matière de biodiversité et de protection des espèces menacées avec le soutien actif de biologistes et de militants du développement communautaire (Full Farm, 1974).
Cette liste, pour fort incomplète qu’elle soit, informe sur une mutation considérable, en termes de création même, voyant l’expression se lier à l’action et l’engagement mental, bien souvent, se corréler à l’engagement humanitaire. Précisons que nombre de ces entreprises sont collectives. L’artiste se fait connecteur, il oeuvre volontiers avec les populations locales, il se défait des oripeaux romantiques de son génie présumé et redescend sur le sol du réel, en tournant le dos à la posture idéaliste. Acteur oui, mais dans l’esprit d’une culture des « multitudes »9, des « communs »10, propice à profiter au plus grand nombre. Bienvenue, en somme, dans l’ère de ce que les spécialistes appellent dorénavant l’« art utile », le Useful Art, lointain héritier du réalisme de Gustave Courbet. Pour finir, on a échangé le pinceau contre la pelle.


Un rapport renouvelé aux plantes
Entre les formes d’art environnemental activiste engagées pour l’écologie concrète, la plus représentative est sans conteste celle des planteurs, dans la lignée ouverte par Johanson, Beuys, Denes, Chin ou Mayer Harrison. De l’action des artistes-planteurs naît cette forme nouvelle, jardinière, agricultrice, de pratiquer l’art, une poétique de la plantation. Celle-ci, on le pressent, se nourrit à son orée d’une attention intense portée à la végétation et par extension, au monde biologique et minéral (triade plante-animal-terrain). Le but n’est pas la seule renaturation exercée là où la nature a perdu ses droits. Un idéal de restauration écologique contre-humaine préside le plus souvent aux actions des artistes-planteurs : rétablir l’environnement dans ses droits, le déshumaniser, se positionner contre l’action anthropique destructrice des milieux. L’artiste-planteur ne confectionne pas un jardin extraordinaire, il reconstitue un milieu 11.
Il importe de dire plus qu’un mot, à cette entrée, de l’amour profond des plantes, de la haute connaissance des végétaux caractéristiques de l’artivisme planteur. Rien de nouveau il est vrai, dans le champ de l’art, à cet amour des plantes. Nombre d’artistes, dès avant l’âge classique (c’est avec la Renaissance que l’intérêt pour la flore s’affirme de façon scientifique12), se sont fait une spécialité de l’art dit « botanique », où l’on dessine et peint des végétaux avec un luxe de précision, dans le style des catalogues des muséums d’histoire naturelle. Au dessin, à la peinture des végétaux, certains artistes vont cependant préférer l’exposition même des plantes, qui deviennent des objets d’art à part entière. De nombreux artistes plasticiens, avec la fin du 20e siècle, disent ainsi leur dévotion aux plantes de la manière la plus simple qui soit : en les exposant telles quelles. Cette fois, à la différence de l’art dit « botanique » évoqué à l’instant, la plante même fait l’objet d’une présentation en plus haut lieu, galerie d’art ou musée, à l’état « de nature ».
Exemple avec Richard Solomon (États-Unis), sculpteur végétal connu comme le « chamane des semences ». Artiste de la découverte et de la collecte des végétaux, son aire de travail est, au Nouveau-Mexique, la nature et sa végétation se développant près de chez lui, à Ilfeld. Richard Solomon, avec sobriété, met en valeur les productions de la nature quasiment telles quelles, en une forme d’hommage et d’admiration. « Les plantes sont une tribu vivante, une tribu indigène. Les plantes voient la vie différemment. Elles ont des coutumes différentes. Elles parlent une autre langue. Mon art est une tentative de traduction de leur langue afin que la véritable histoire de la planète puisse être racontée. Chaque graine, la racine ou la gousse contient l’histoire de la Terre », dit l’artiste. Les compositions de plantes de Richard Solomon sont sobres, sans emphase, fragiles même — à l’image de la fragilité qui est celle des plantes à l’heure de toutes les extinctions et de toutes les monocultures que génère l’économie néolibérale globalisée caractéristique de la fin du 20e et du 21e siècles. Un herman de vries, récemment disparu (en 2016), n’aura pour l’essentiel pas procédé autrement, dans une même veine où lire d’abord le respect dû à la plante. Connu comme un des animateurs du groupe Zero (1957-1966), un collectif d’avant-garde partisan d’une peinture informelle et élémentaire, son intérêt pour la nature se décèle plus clairement à partir des années 1980 et va se traduire par l’exposition, en général élémentaire, d’éléments glanés tels qu’herbes, fleurs, pierres, bouts de bois et autres graines… herman de vries (qui refusait d’écrire son nom avec les majuscules : ne pas se dissocier du reste des choses et des êtres, demeurer commun plutôt que spécifique) limite son geste d’artiste au maximum : mise en scène, agencement, documentation,sans jamais prendre le dessus sur l’objet naturel.


Le lien à la Terre
Les artistes « végétalistes » (en matière de création) que nous citons, dans leur rapport à la plante, se positionnent en amis, ils font résolument valoir une philia, cette amitié profonde que l’on va retrouver dans la performance Tree Pose de l’artiste néerlandaise Linda Molenaar, réalisée pour la première fois en 2011. Celle-ci a recouvert sa peau d’une combinaison faite de fragments d’écorce puis prend position, immobile trente minutes durant, le sommet de sa tête appuyé contre le tronc d’un grand arbre. Espérance d’une transfusion ? D’un devenir arbre ? L’artiste précise, sobrement : « Leaning with my head to a tree for 30 min. 13 » Tree Pose est une performance notoire pour cette raison d’abord, l’intensité du lien avec le monde naturel qu’on y décèle, son fort potentiel au registre de l’Earthbound, du « terrestre » en son sens élémentaire du « lien à la terre ». L’artiste, dans ce cas, fait bien plus que représenter la nature ou qu’offrir au regard ce qu’elle produit. Elle consent, sur un mode de renonciation à soi, à abdiquer autant que faire se peut sa pars humana, sa spécificité humaine, pour faire valoir en retour une tout autre spécificité, celle d’un être non pas hybride (humain- naturel) mais si possible et dans ce cas précis, arbustif. Je renonce à l’humanité pour me faire arbre.
Toute poétique de la plantation, à l’instar du glissement ontologique propre à Tree Pose, voit l’artiste donner à la plante et à son milieu d’expansion une importance considérable, une importance, disons-le, supérieure à celle qu’il s’accorde sans doute à lui-même. L’âge écologique, à cet égard, a ceci de particulier qu’il consacre indéniablement un recul de l’humain, au bénéfice du non-humain. Anthropo-scepticisme ? Cela se pourrait bien. Comment l’humain, dans ce cas, est-il perçu ? Comme cette espèce imparfaite que la nature, au fond, a ratée. Un lapin vit sans hôpital, sans école, sans système de production. Une fougère n’a nul besoin d’un toit pour naître, croître et se développer. Un marsouin ne requiert pas de vêtements et encore moins de mode vestimentaire. Un ver de terre n’a pas d’académie. Le monde non-humain ? Il fait la preuve de sa supériorité, à travers ses vertus d’adaptation, là où le monde humain vit sans répit de mutations, de constantes reconfigurations, qu’elles soient économiques, sociétales, relationnelles, intimes. Ce qu’expriment particulièrement les curieuses performances organisées, à partir des années 2010, par un Boris Nordmann. Il peut y être demandé, à des intervenants réunis pour la circonstance, d’essayer d’incorporer mentalement et physiquement, dans leur esprit, dans leur chair, toutes les qualités biologiques, par exemple, d’une araignée 14.

Contre le plantationocène, la plantation
Revenons à nos artistes-planteurs. Ceux-ci, avec le 21e siècle, se font plus nombreux. Leurs manières d’opérer sont diverses. Un Tattfoo Tan, promenant des caddies emplis de plantes, installe ces dernières dans l’espace minéral de nos villes déverdies, çà et là. Joël Hubaut, à Angers, plante des légumes comestibles dans les jardinières municipales, et Maria Thereza Alves, dans plusieurs ports, installe des ballasts chargés de graines appelées à germer (Seeds of Change, à partir de 1999, divers lieux). Artists as Family, sur un mode collectif, organise des séances publiques de jardinage, à l’instar de Thierry Boutonnier, qui y ajoute une dimension cénobitique plus marquée : création collective consistant en la sélection d’espèces, la plantation en commun, l’entretien des zones plantées, la récolte des fruits et leur consommation publique le cas échéant, l’organisation de pépinières de plantes en voie de raréfaction avec des services municipaux, la réflexion sur la domestication et ses conséquences.
L’artiste-planteur est, au sens saint-simonien, un organisateur ou plutôt, un réorganisateur : il restitue aux milieux malades de l’anthropisation une qualité naturelle perdue, rendue défaillante par l’impéritie humaine et l’indifférence excessive aux écosystèmes environnementaux. Un ouvrage correctif que le sien. Non planter pour planter, mais pour réinstaurer des îlots de matière vivante, à la manière dont un Francis Hallé, ce serviteur des arbres, s’attache aujourd’hui à reconstituer une forêt primaire, de celles que la fréquentation et l’exploitation humaines ont ruinées et fait quasiment disparaître de la surface de la Terre 15. Cette action, sans doute, n’est pas suffisante, et comment le serait-elle à l’heure de la déforestation galopante et de la « jardinisation » sous contrôle du monde (comprendre, l’horticulture généralisée et son corollaire, le refus de laisser à la nature son droit d’expression, le rejet massif du « sauvage »). Elle s’inscrit exemplairement, toutefois, dans cette entreprise salutaire consistant à récréer des « refuges », des poches de revitalisation végétale et, partant, écosystémique (la plante, donc le sol, avec l’humus, et l’air, avec l’atmosphère).
En l’occurrence, il importe d’envisager l’art de la plantation dans l’optique de ce que certain·e·s théoricien·ne·s dénomment le « plantationocène »16, un terme venant s’ajouter voire remplacer celui d’anthropocène pour qualifier les méfaits de l’exploitation humaine des écosystèmes, engagée par l’ère néolithique (invention de l’agriculture) et intensifiée, à partir des temps modernes, par l’augmentation démographique puis l’entrée dans l’âge technoindustriel et consumériste (« Grande accélération 17 »). Plantationocène ? Yves Citton et Jacopo Rasmi définissent celui-ci, au plus court, comme un système de prédation généralisée : « Son caractère principal est la destruction d’écosystèmes complexes pour mettre en place une monoculture, où les humains et autres êtres vivants se trouvent réduits au statut de ressources à exploiter selon des logiques extractivistes. L’extractivisme se caractérise par la mise en place de techniques d’extraction sélective de certains éléments d’un écosystème complexe, en les traitant comme des “actifs’’ dans lesquels s’investissent des anticipations de profits financiers. » Et de préciser, quant à la nature irresponsable de cet extractivisme : celui-ci opère « sans se soucier des nécessités (temporelles) de renouvellement des ressources ainsi exploitées, ni des conséquences de cette exploitation sur les environnements qui s’en trouvent affectés 18 ». Le plantationocène ou, en coeur de processus, une monoculture, un épuisement des ressources, une nuisance environnementale et par extension, sociale, humaine, générale.

Remailler
Un art de la plantation se piquant d’être responsable (écoresponsable) doit prendre en compte tout ce que détruit et qu’a détruit par le passé le plantationocène et ce, dans une perspective ré-enrichissante. Pas question de persévérer dans cette direction maligne et destructrice : le rétropédalage est de principe.
Pour cette raison essentielle : l’impératif de remailler, de réancrer le sujet humain dans la biosphère, de lui réapprendre — de nous réapprendre — la commensalité généralisée. Il n’y a pas l’homme et le reste des choses, dans une perspective cartésienne. Il est temps d’admettre, au contraire, l’interconnexion de tout avec tout, dirait un Timothy Morton 19. Il y a le cosmos, la Terre et nous, humains, en lui, à titre de constituants, aujourd’hui des parasites essentiellement, demain peut-être (c’est souhaitable) des commensaux. Vivre en bonne intelligence avec l’air, avec les forêts, avec l’humus, avec le fond du ciel, avec le kilogramme de bactéries qui s’active dans nos viscères commande de réviser notre position même dans l’univers. Voici définie la perspective.

  1. Bénédicte Ramade (2015) : « L’art de l’écologie aux limites de l’exposition », Espace Art actuel 110, dossier « Formes de l’écologie », p. 21.
  2. Bénédicte Ramade a consacré une thèse de doctorat aux premiers moments de l’art écologique américain.
  3. Tomás Saraceno (2014) : Museo Aero Solar. Exposition « Anthropocène Monument », Les Abattoirs, Toulouse, 2014.
  4. Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla (2012) : 2 Hose Petrified Petrol Pump. Exposition « Rights of Nature », Nottingham Contemporary, Nottingham, 2015.
  5. Tue Greenfort (2013) : Garbage Bay. Exposition, SculptureCenter, New York, 2013.
  6. Paul Ardenne (2002) : Un art contextuel : Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, édition revue et corrigée, Paris : Flammarion, 2004.
  7. « Ensemble, nous décidons que la Terre est un seul et petit jardin ». Cette proposition de Gilles Clément, initiateur du jardin en mouvement et du jardin planétaire, bouleverse, à l’aube du troisième millénaire, la réflexion sur l’homme et son environnement. En embrassant la planète tout entière, enclos autonome et fragile, Gilles Clément appelle à mieux comprendre avant d’intervenir, à observer pour agir, à faire avec plutôt que contre la nature ». Gilles Clément (1995) : Contributions à l’étude du jardin planétaire, illustré par Michel Blazy, Valence : École régionale des beaux-arts. (présentation de l’ouvrage)
  8. Une création réalisée à Pig’s Eye Landfill, Saint Paul (Minnesota). L’artiste recourt à des plantes pouvant accumuler les métaux lourds et les extraire du sol
  9. Pierre Dardot (2005) : « À propos de la multitude », Mouvements 38, pp. 143-147. Sur le concept de « multitude » développé par Michael Hardt et Toni Negri dans Empire (2000), traduction de Denis-Armand Canal, Paris : Exils, 2000.
  10. Olivier Weinstein (2013) : « Comment comprendre les « communs » : Elinor Ostrom, la propriété et la nouvelle économie institutionnelle », Revue de la régulation. En ligne : https://doi.org/10.4000/regulation.10452. Sur la question des ressources en pool commun (common pool ressources).
  11. Non de façon ingénue. L’artiste-planteur est en général un fin connaisseur des réalités biologiques, il double fréquemment son activité artistique d’une activité scientifique (Agnes Denes, Mayer Harrison, le créateur de l’arbre aux quarante fruits Sam van Aken…).
  12. Andrea Accorsi, Giuseppe Brillante, Elena Percivaldi (2018) : L’art de la botanique : Des herbiers de la Renaissance aux illustrations du 19e siècle, Milan : White Star.
  13. Une performance réalisée à plusieurs reprises à des endroits différents. https://lindamolenaar.nu/en/tree-pose-2011
  14. Boris Nordmann (2011) : Fiction corporelle araignée. « Lecture, 1 h 30, plus 30 minutes de retour à la terre ferme ». http://www.borisnordmann.com
  15. Association Francis Hallé pour la forêt primaire (Faire renaître une forêt primaire en Europe de l’Ouest). https://www.foretprimaire-francishalle.org
  16. Anna Lowenhaupt Tsing (2015) : Le champignon de la fin du monde: Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, traduction de Philippe Pignarre, Paris: La Découverte, 2017. Sur ce concept et ce qui l’incarne, voir notamment le rapport de l’Agence européenne de l’environnement (2020) : The European Environment — State and Outlook 2020, Knowledge for Transition to a Sustainable Europe. En ligne : https://www.eea.europa.eu/soer/publications/soer-2020
  17. Yves Citton et Jacopo Rasmi (2019) : « Le Plantationocène dans la perspective des undercommons », Multitudes 76, pp. 77-78. En ligne : https://www.multitudes.net/le-plantationocene-dansla-perspective-des-undercommons/
  18. Timothy Morton (2010), La Pensée écologique, op. cit.
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“INEXISTER” par Paul Ardenne dans INTER Art Actuel n°138, Nov 2021

Pour lire l’article de Paul Ardenne en entier, cliquez ici.

Écologie créative : la plateforme est en ligne

« Écologie créative » est une initiative commune de Point Contemporain et de Barbara Polla, en collaboration avec Paul Ardenne, Marios Fournaris, les artistes engagés dans les « voies vertes » et tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, travaillent à créer le monde d’aujourd’hui et de demain, biologistes, politiciens, libraires, nomades…

La plateforme Écologie créative est multidisciplinaire, ouverte, elle accueille l’improvisation, la narration spéculative, la pratique des fables dans toutes les formes artistiques, les faits scientifiques comme la science-fiction. Elle a comme objectif de promouvoir les tentatives de création d’une nouvelle présence au monde. D’une présence du monde, avec nous, humaines, humains, et les autres. C’est le monde qui vient.

La plateforme Écologie créative donne une place particulière aux liens culturels entre la France et la Grèce, aux artistes grecs, au Nouvel Humanisme et au projet SHARING PERAMA, qui se veut un modèle d’écologie créative entre faits et fictions.

Au-delà de son but d’harmonie bienheureuse entre l’homme et la nature, entre l’homme et le vivant, entre l’homme et l’homme, l’écologie porte souvent en elle toute une série de concepts négatifs : l’annonce d’une fin de notre monde, la disparition des espèces, la nécessité de restreindre, la décroissance, le retour au passé. En nous appuyant sur le foisonnement de l’ « éco-art » et la créativité des artistes écologiques, qui portent souvent un regard très critique sur le monde et l’expriment dans leurs œuvres, nous souhaitons orienter cette plateforme vers un champ d’exploration. C’est un champ fertile de création d’avenirs et de mondes différents qui s’offre à nous.

© Marios Fournaris

http://pointcontemporain.com/ecologie-creative/

Creative ecology: The platform is online from today

“Creative Ecology” is a shared initiative of Valérie Toubas, Barbara Polla and Daniel Guionnet in collaboration with Paul Ardenne and Marios Fournaris, with artists engaged in “green paths” and all of those who, in one way or another, work to create the world of today and tomorrow: biologists, politicians, bibliophiles, nomads …  

The Creative Ecology platform is multidisciplinary and open. It welcomes improvisation; speculative fabulation as defined by Donna Haraway; the practice of fables in every artistic forms; scientific facts as well as science fiction. The Creative Ecology platform is a forum for exploration and discussion. Its purpose is to promote attempts to create a new presence to the world. A presence of the world, with us, humans of all genders, and others. They’re coming : a world is coming. 

The Creative Ecology platform offers a special space for cultural links between France and Greece, i.e., to Greek artists, to New Humanism and to the SHARING PERAMA project, which aims to be a model of creative ecology, linking together facts and fictions.  

Beyond its goal of blissful harmony between human and nature, between man and the living, between man and man and woman, ecology carries with it a whole series of negative concepts: announcement of the end of our world, the disappearance of species, the need to restrict, the decrease, the return to the past. Even ecological artists often take a very critical look at the world and express it in their works, but they also demonstrate tremendous creativity for novel forms of ecology. Relying on this breathtaking proliferation of “eco-art”, we aim to orient this platform towards the most fertile fields of creation of diverse, different worlds, thereby paving our ways to the future.

And on paper : https://revuepointcontemporain.bigcartel.com/

Lectures poétiques “Équinoxes : VIVRE !”

Haleh Chinikar © Silvia Cappella. Courtesy of Fondation Thalie

LECTURES POÉTIQUES JEUDI 17 DÉCEMBRE 2020 — 19:00 > 21:00

Équinoxes : VIVRE !

S’il est une chose que nous voulons en ce moment, c’est Vivre ! Et voir Tananarive…
VIVRE

De toutes parts, des menaces sur notre santé, notre environnement, notre « viabilité » – mais nous vivons ! L’hiver nous engourdit, la nuit est tôt tombée, nos membres sont roides, les feux semblent s’éteindre, les portes se ferment, l’eau coule sous la glace – mais nous vivons ! Les loups sortent en ville et ravagent les forêts urbaines, les villages sont déserts, les livres se closent, les lèvres se cousent – mais nous vivons ! Le temps fait une pause, les corps sont insurgés, le brouillard impénétrable, les aubes tardent – mais nous vivons ! La poésie nous porte. Elle porte nos mots, nos armes, nos défenses d’ivoire, notre à-venir. Vivre, n’importe comment, dans le désordre, la rébellion, le tumulte, vivre dans le vent – et voir Tananarive…

« Dans un tumulte au silence pareil,
Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! »
Paul Valéry

Lecteurs invité.es : Paul Ardenne, Dimitris Bampilis, Vincent Barras, Greta Bellamacina, Véronique Caye, Mélanie Chappuis, Marion Collé, Emmanuelle Destremau (alias Ruppert Pupkin), Miranda Gold, Nathalie Guiot, Emeric Lhuisset, Olivier Liron, Naomi Melville, Robert Montgomery, Golnoosh Nour, Taïla Onraedt, Adrian Filip, Julien Serve, Jérémy Seydoux

Programmation : Barbara Polla

Écouter les lectures poétiques Equinoxes : 

  • Pour plus d’interactions LIVE avec les lecteurs et postez vos commentaires, inscrivez-vous sur zoom ou sur la page Facebook de la Fondation Thalie
  • Les lectures sont aussi à suivre en direct sur la page de l’événement sur le site de la Fondation Thalie

Observatoire des Politiques culturelles : “Ce que les arts nous disent de la transformation du monde”

Observatoire des Politiques culturelles
La Méca, Bordeaux , 9 octobre 2020

Ce que les arts nous disent de la transformation du monde”
Table ronde 1
Avec Amélie Essesse, Paul Ardenne, Jean-Philippe Ibos, Olga Kisseleva et Thierry Boutonnier. Animation : Paul Ardenne

De la prise de conscience à la gestion de la crise environnementale, le regard porté sur les alertes scientifiques a considérablement évolué depuis quelques années. La crise sanitaire mondiale que nous traversons expérimente des chemins inédits. Elle interroge de façon plus patente nos modes de vie et nos modèles de société. Comment les arts se font-ils l’écho de ces questionnements ? Si le regard artistique peut apporter son éclairage sur cette transformation du monde à l’ère de l’anthropocène, quelles pourraient être les conséquences, en miroir, de ces bouleversements sur la création artistique ?

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Les deux ans de NAO avec Paul Ardenne

VIDEO FOREVER / Retour en images animées

NEW YORK : MY BEAUTIFUL ENTERTAINING HIGHLINE.

LE POINT DE VUE DE PAUL ARDENNE

NEW YORK : MY BEAUTIFUL ENTERTAINING HIGHLINE.

 

Dans ce nouveau Point de vue, Paul Ardenne s’attaque, à New York, à des questions d’architecture, d’urbanisme ainsi qu’à la notion d’« Entertainment City » avec l’aménagement de la Highline et ses deux nouveaux bâtiments : The Shed et The Vessel.

La Highline new-yorkaise a inauguré en avril dernier, non loin de la gare Pennsylvania, ses derniers attributs, qui se font face à hauteur de la 35e Rue : The Shed (« hangar »), centre culturel engoncé dans la base d’un immeuble de 300 mètres de hauteur et The Vessel (« vaisseau »), monumentale sculpture publique circulaire de 37 mètres de haut en forme d’escalier piranésien. The Shed, The Vessel : ces deux architectures devenues dès leur livraison des attractions incontournables sont établies au creux d’une zone mixte d’habitat, de bureaux et de commerce particulièrement huppée. Leur mise à la disposition du public et des entrepreneurs clôt l’aménagement de la Highline dans sa partie nord.

The Highline, New York

LUXE, CALME ET VOLUPTÉ

Quelques rappels. Fermée à toute exploitation voici vingt ans, la Highline, voie ferroviaire aérienne du sud de Manhattan (West Chelsea), est devenue, depuis sa transformation en promenade « verte », un lieu touristique couru. Serpentant du nord au sud du Lower West Side, elle démarre à la hauteur du nouveau Whitney Museum, ouvert en mai 2015 et signé Renzo Piano, pour s’achever 2,3 km plus loin en surplomb du 35 Hudson Yards, centre d’affaires et de commerce implanté devant le Shed et le Vessel. Aménagée par tronçons (trois programmes différents de végétalisation, en 2006, 2009 et 2011), la Highline n’est pas qu’un trottoir surélevé. Si on y observe à loisir les nouveaux immeubles de grand luxe qui fleurissant sur son axe (Zaha Hadid, 28e Rue), au point de lui faire beaucoup d’ombre, on y goûte aussi un panel d’œuvres d’art de bon aloi, plantées là dans le cadre d’un programme spécifique d’art public. On y parade également beaucoup, que l’on s’y « selfise » sans retenue ou que l’on s’y expose en majesté, flâneur, à même des bancs qui offrent une vue imprenable sur le trafic urbain en contrebas. Pas de boutiques sur la Highline, qui est d’abord un sentier où se ressourcer dans la verdure. Quelques échoppes, en dépit des promesses premières, ont toutefois fini par pousser le long du parcours. On y trouve tout ce qui valorise de façon auto-glorificatrice la vie métropolitaine du nouveau West Side, zone sans pauvres qui n’a plus rien à voir avec feue celle de ce monument du cinéma que reste West Side Story(Leonard Bernstein, Robert Wise, Jerome Robbins, 1961), repaire de déshérités : des mugs, des T-shirts, des pins, des tableautins à la gloire de la Highline, plus les inévitables cartes postales vendues à bon prix et griffées de dessins séditieux de Banksy, cet « immense et terrible ennemi du capitalisme ».

The Highline, New York

Luxe, calme, volupté ? Luxe pour sûr, et offre indéniable d’une certaine volupté (pour le calme, prière de repasser, la masse, ici, a déjà fait son nid). Le Shed et le Vessel, derniers venus du dispositif de la Highline, contribuent à cet effet de jouissance heureuse. L’un comme l’autre, parce qu’ils sont inattendus, flattent l’attention de leur spectateur. Pensé par Diller Scofidio + Renfro, le Shed est un centre culturel de conception spécifique prenant la forme de deux hangars à dirigeables de type Freyssinet disposés l’un à côté de l’autre et qu’aurait dilaté, vu sa toiture aux airs de choucroute moutonneuse, le souffle d’un Hans-Walter Müller, héraut de l’architecture gonflable. La particularité du bâtiment est double. D’une part, il prend naissance dans le piétement d’une tour de grande hauteur, à laquelle il sert de socle. Réalisé en deux parties couvrantes juxtaposées, son toit, d’autre part, est rétractable, une section de celui-ci étant montée sur d’énormes roues. Spectacle garanti que celui d’un bâtiment convertible(cabriolet, en anglais) qui joue de multiples formules d’érection, dans la verticale comme dans l’horizontale – pour sûr une curiosité. Le Vessel tout proche, question curiosité encore, ne dépare pas. Cette fois, le piéton juste descendu de la Highline va devoir redoubler d’effort pour escalader ce bizarre escalier-observatoire imaginé par le designer anglais Thomas Heatherwick. Le Vessel, géant saladier troué, ouvert à tous les vents, de texture dorée qui plus est, à l’instar des tours Trump, compte 80 plateformes reliées par 154 passerelles, pour un total de 2 500 marches. Son intérêt ? S’il s’avère trop engoncé dans le paysage d’immeubles qui l’environne pour offrir un beau panorama des alentours, du moins a-t-il été judicieusement doté à sa base d’une zone publique de prise de vues qui a un succès fou – un halo bleu y désigne l’endroit où poser son smartphone pour réussir le plus seyant des selfies. Gloire de l’architecture-spectacle.

The Shed, New York, détail de la toiture

The Vessel, New York, vu depuis l’intérieur du 35 Hudson Yards

 

WE’RE ALL STUPID CONSUMERS

Aménagements inutilement dotés, voire inutiles tout court, que ceux-ci ? Non. Le Shed et le Vessel, ne gâchons pas notre plaisir, sont de puissants attracteurs à badauds. L’un comme l’autre, en l’occurrence, consolident le concept d’Entertainment City, ou « ville distraction », cette relève anti-debordienne des « villes créatives » chères naguère à Richard Florida. La Highline ? Elle vaut bien, visitée du Whitney Museum au Vessel, un spectacle théâtral à Broadway ! Précisons que le concept d’Entertainment City n’est pas spécifiquement new-yorkais ou étasunien. On en retrouve l’esprit dans le réaménagement à Montréal, il y a quelques années, de la place Sainte-Catherine, tout autour du musée d’art contemporain : art et marchandise, parcours culturels, de shopping et ludiques s’entrecroisent ici pour s’aspirer, et non pour se scinder, pour se cannibaliser dans la joie, et non pour se repousser l’un l’autre de façon véhémente et irréconciliable. On pressent encore la solidification de ce même concept d’Entertainment City, à brève échéance, à Paris, du fait de l’accroissement continu de l’offre culturelle de la capitale française, qui a toutes les chances d’être rendue plus attractive encore sitôt qu’elle se donne cours dans des quartiers de très haute fréquentation. L’homme d’affaires François Pinault, qui dispose dorénavant des locaux de l’ancienne Bourse de commerce (pour 48 années, en vertu du bail emphytéotique obtenu de la Mairie de Paris), et qui y présentera à partir de 2020 ses collections, profite pour l’occasion d’un secteur-clé du commerce parisien, celui des Halles et de leurs alentours. Cette mise bord à bord de l’art et du commerce tend-elle à l’accroissement culturel ? On peut le pressentir, au moins au niveau comptable – haut niveau d’entrées prévisible. Mais la création y restera-t-elle indépendante, hors de toute influence de « masse » ou marketing ? Nous verrons, même s’il est permis de s’interroger et de craindre un effet consumériste. La visite du mall multi-étages du 35 Hudson Yards, immédiat voisin du Shed et du Vessel, offre ainsi l’éclatante confirmation que le mariage entre monde du commerce et monde de l’art a pour effet de tenir à distance les expressions artistiques radicales et non consensuelles. Ambitieux, le programme artistique de cet espace marchand met en effet le consommateur de passage face aux œuvres d’une dizaine d’artistes, toutes de format monumental, accrochées par cycle, dont l’esthétique est d’un lissé parfait : degré polémique zéro. L’important est de faire valoir un art d’accompagnement ou, aurait dit Erik Satie, d’« ameublement ». Qui, notons-le, a cure des consommateurs, si l’on en croit l’œuvre de type mur d’expression présentée là par Lara Schnitger, I Was Here. Sur celui-ci, cette mention vacharde, vite effacée : « We’re all stupid consumers. »

On se souvient, avant l’établissement de la Fondation Vuitton à l’orée du bois de Boulogne, des expositions qui avaient lieu au 7eétage du magasin Louis Vuitton des Champs-Élysées. Excellent niveau, mais parfois strict contrôle du contenu, soumis à la politique d’image de la marque de luxe française. La règle principielle du divertissement, c’est l’euphorie. La même que celle du shopping donc. Cette vérité, contrairement à ce que veulent croire les esprits grincheux, idéalistes ou néomarxistes, n’est pas douloureuse. Témoin, le sous-titre d’un article fédérateur et décomplexé de Tiana Reid, paru dans The Nation le 23 mai dernier : « The Hudson Yards cultural center proves—yet again—that art is inseparable from commerce » (1). Tout est dit.

Paul Ardenne

35 Hudson Yards, New York, Lara Schnitger, I Was Here, 2019, mur d’expression mis à la disposition de la clientèle du mallcommercial

(1) Tiana Reid, « The Shed Sucks: A Dispatch From New York’s Latest Cultural Megaspace »The Nation, 23 mai 2019.

Couv. : The Vessel, New York, vue intérieure.

« Le luxe est par définition une dérive »

Guillaume de Sardes : Le dragster c’est « la distance parcourue en un éclair » au prix le plus élevé, tout comme le Concorde, bijou technologique, dont la forte consommation de carburant rendait l’exploitation déficitaire.

Paul Ardenne : En effet. Le dragster coûte cher, comme tout ce qui est extrême ou peu s’en faut, à l’exception peut-être du saut à l’élastique. La mécanique du dragster est une mécanique de pointe, toujours exploitée à la limite de la casse, de la fracture. Pour information, un tiers de ces machines d’accélération, dans les catégories supérieures, les Top Fuel (ceux-ci passent de 0 à 500 km/h en 300 mètres et en 4 secondes…), cassent sur la ligne de départ ou dans les premiers mètres. La technologie est à son comble. Un Top Fuel à moteur thermique, c’est 12 000 cv, soit cent fois la puissance d’une automobile moyenne. Cette excellence technique a son coût d’exploitation, forcément. Hyperbolique. Hors normes.

GS : Le luxe est soumis à son propre dépassement, tout comme les records de vitesse sont sans cesse battus. Luxe et dragsters semblent se retrouver dans la « quête d’un inaccessible absolu ».

PA : Oui, à ceci près que le luxe est infiniment plus malléable que le dragster. Le luxe du dragster, c’est de battre le record de Samuel Miller, établi dans les années 1980 avec une machine équipée d’un moteur de fusée Apollo de 30.000 cv. De 0 à plus de 600 km/h sur 400 mètres départ arrêté et en 3 secondes et demie. Tout le reste, au fond, est littérature. Le principe d’acmé, plus que celui de l’hubris, le principe du maximum plus que celui du désordre maximaliste, est implicite au dragster. Ce n’est pas le cas s’agissant du luxe. Si la ferveur de la masse va au vêtement surchargé, par exemple, le luxe sera de porter du Miyaké ou du Yamamoto, des étoffes sobres radicalement en rupture avec l’aspiration commune. La rareté du dragster renvoie au record à battre et à rien d’autre. Elle ne connaît pas de variation. Le luxe est toujours contextuel, le dragster n’est que conjoncturel, avec des bases culturelles établies et gravées dans le marbre.

GS : Les Top Fuel se distinguent (entre autres) des véhicules communs par l’usage qu’ils nécessitent de carburants spéciaux (méthanol, nitrométhane, peroxyde d’oxygène, etc.) tout comme le luxe recourt à des matériaux inhabituels (peau de crocodile, de python ou platine…).

PA : En effet. Mais je crains que le rapprochement ne s’arrête là. L’univers matériel du dragster, au fond, est simple : la quête du matériau le plus efficace, qu’il s’agisse de celui des queues de soupapes, du pouvoir de calcul du débimètre d’alimentation ou de la qualité de grip des pneumatiques. Le répertoire matériel du luxe est infiniment plus large. Le luxe peut aimer les matériaux rares mais aussi, par esprit de contradiction ou parce que cela devient tendance, des matériaux très banals. Prenons le cas des meubles en bois de liège, très coûteux. Ceux-ci, au départ, sont conçus dans la sphère de l’art contemporain, réglé par le principe d’unicité de l’œuvre d’art. Une fois démocratisé ce type de meubles, l’esprit de luxe, dans le domaine du mobilier, sera passé à autre chose, à un autre matériau. Le luxe est par définition une dérive. Dérive à partir du goût commun, qu’il considère comme méprisable ; dérive à partir de toute normalisation, qui fédère, là où le luxe ne reconnaît que ce qui est divisé et minoritaire. Le terme « Luxe » vient de lumière, lux, en latin. Mais une lumière toujours réorientée, de type spot et non pas néon. Le luxe désigne, détermine et délimite, comme le spot, qui n’éclaire qu’un point de l’espace. Le vulgus, le « banal », étymologiquement « ce qui appartient au plus grand nombre », irradie largement, comme le néon. Rien de commun, pas de partage du territoire sauf accidentel, et jamais durable.

GS : Vous insistez sur l’aspect monstrueux (au sens étymologique du mot, le monstrum étant ce qui sort de la norme) du dragster. Le parallèle paraît évident avec la haute couture, notamment avec des créations comme celles d’Alexander McQueen.

PA : Là encore je crains de vous décevoir. Le dragster ne souffre pas l’exubérance. Sa religion est l’efficacité absolue, l’efficiency, terme anglo-saxon que l’on peut traduire par le mot « rendement », particulièrement approprié. Ou cela marche à fond, ou c’est de la merde, si vous me passez l’expression. Le dragster n’est monstrueux que si on l’aborde d’un point de vue mythologique, à la Roland Barthes, en spectateur qui n’attend que d’être ébaubi par ce qu’il voit et qui met du mythe dans tout ce qu’il voit, même un cageot, à la Francis Ponge (mais pourquoi pas ?). Mais en réalité, le dragster est juste une machine musclée et intelligente, bien conçue pour ce qui est sa tâche, une tâche unique et obstinée, et qu’un pilote doit servir. L’équivalent d’un char d’assaut ou d’une moissonneuse-batteuse dans leurs domaines respectifs. Vous parlez des créations du regretté Alexander McQueen, si riches en profusion, si denses d’inattendu, d’ouverture à l’imaginaire, d’absurdité parfois (souvent !). Je me souviens comment la chanteuse pop Lady Gaga, avant la mort de ce styliste, portait démonstrativement ses chaussures McQueen dans ses clips délirants : on ne voyait qu’elles, ces chaussures, et en les voyant si différentes de nos chaussures ordinaires, on voyait Lady Gaga jouant à être extraordinaire. Un parfait alliage. Cette dimension d’exagération ou de pas de côté n’a rien à voir avec le dragster, un univers qui ignore la légèreté, la frivolité ou le dandysme.

GS : Vous définissez le dragster comme une « machine plus », c’est-à-dire dont l’excès fait partie intégrante. Cette démesure n’est-elle pas aussi le propre du luxe ?

PA : J’ai répondu d’une certaine manière à cette question, déjà. Le luxe n’a pas toujours partie liée avec la démesure. Il est plutôt une forme de contre-mesure. Ce qui est la mesure de tous, de la collectivité-masse, ne saurait être luxueux. Même si le luxe, soit dit en passant, s’est fortement démocratisé. Le moindre appartement de base en banlieue, aujourd’hui, est plus luxueux qu’une chambre de courtisan à Versailles au XVIIe siècle. Vous y trouvez la lumière électrique, l’isolation thermique, l’eau courante, des toilettes, un système de communication sophistiqué, autant de miroirs que vous voulez, de quoi vous coiffer comme au salon de coiffure et de cuisiner comme au restaurant, etc. Si l’on comprend le luxe comme l’accès au maximum, alors oui, le dragster appartient à l’univers du luxe. Mais dans ce cas seulement.

GS : Le dragster est une activité « hors limites, hors sagesse, hors raison » qui s’oppose, comme le luxe s’y oppose, à la slow life, à un monde en décroissance, à cette vision qui voudrait que l’histoire reparte à l’envers.

PA : Là est le point le plus important du dragster, le point « civilisationnel », si vous voulez. Et la raison pour laquelle, en tant qu’intellectuel « spécifique » et grand amateur des sports mécaniques, j’ai souhaité tirer le dragster du quasi néant civilisationnel auquel on le cantonne. Ne voir dans le dragster qu’un certain type de compétition où l’on ne veut au fond qu’accélérer toujours plus vite est réduire ce sport à sa dimension athlétique, en oubliant ce qu’il a de culturel. On s’en rend bien compte à présent, tandis que le problème principal de nos vies est de « coller » au monde, à ses mutations permanentes, souvent plus rapides que notre capacité de réaction, un monde postmoderne de surcroît assujetti à l’empire de l’opinion, de la culture mouvante, du point de vue sans cesse requalifié et modifié que l’on forme tant bien que mal sur l’ordre des choses (qui donne l’impression, du coup, de devenir un désordre des choses). Une des grandes réponses de la civilisation est, en effet, la décroissance, la décélération : il faut prendre plus de temps, ralentir, célébrer la lenteur comme a pu le faire, avec un talent certain mais limité, ce beau sociologue de la jouissance sensible qu’était Pierre Sansot, un épicurien très respectable. Cette tentative de ralentissement n’est pas méprisable, tant s’en faut. Son problème, toutefois, est d’être une réaction faible, la réaction de celle ou celui qui a renoncé à vouloir suivre l’ordre pulsatif du réel. Le dragster parle d’un monde rapide, celui des cellules de nos corps qui se démultiplient à vitesse grand V, il tient pour enfantin le choix d’un rapport au monde où l’on s’effondre dans un pré en croyant que l’on va jouir de la vision de la croissance d’un brin d’herbe. Tandis que les galaxies, au-dessus de nos têtes, tournent à des vitesses folles, et que la lumière circule à 300 000 km/sec. La nature est, au regard des critères humains, rapide, c’est ainsi. La rapidité n’est pas haïssable.

GS : « Nous recherchons l’utilité des gestes, des actes, des situations, du matériel ? Le dragster n’a pas d’utilité tangible, il n’est pas useful. » Pas plus que ne l’est une bague du génial orfèvre vénitien Codognato.

PA : Oui, le dragster, disons, n’est pas « comptable », il n’est pas économe. Et la mission qu’il sert à tout prix, y compris le prix récurrent qu’est la mort de ses servants sur la piste, les pilotes (il s’agit-là, officiellement, du sport le plus « tueur » du monde, à l’origine d’une véritable hécatombe aujourd’hui encore, en dépit des mesures de sécurité draconiennes mises en place sur les dragstrips, les lieux de la compétition), cette mission, donc, n’a rien à faire avec la pingrerie. Le dragster exige que toute la force de libération mécanique dont sont capables les êtres humains soit libérée à chaque run, pour chaque accélération. Telle est sa gloire, et tant pis si cela coûte cher. Côtoyer l’absolu a un prix. Élevé, en général, si l’on fait exception de l’orgasme sexuel, qui peut nous être donné pour peu.

Paul Ardenne, Apologie du dragster, l’espace-temps intense, Le Bord de l’eau, 2019, 20 €.

Photographies par Ali Kazma

*VIDEO FOREVER 40 FÉMINISMES*

 

À PARIS

14 MAI À 19H

*VIDEO FOREVER 40
FÉMINISMES*

Danysz Gallery, 78 rue Amelot 75011

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En présence d’Ozge Akbulut, finaliste du “EU Prize for Women Innovators 2019”

Avec des vidéos de Janet Biggs, Véronique Caye, Emilie Jouvet, Shelley Lake, Yapci Ramos, Guillaume de Sardes, Madiha Sebbani, Gözde Mimiko Türkkan, Julia Zastava

capture-d_ecc81cran-2018-05-09-acc80-16-04-04.pngDans le cadre de l’exposition MOVING WOMEN — et de la sortie du livre de Barbara Polla, Le Nouveau Féminisme, le quarantième anniversaire de VIDEO FOREVER sera consacré aux Féminismes — et en particulier, à ce Nouveau Féminisme qui se veut d’englober tous les autres, et tout particulièrement les féminismes d’artistes, aussi diversifiés que les artistes eux-mêmes — elles-mêmes. Ce quarantième anniversaire aura lieu dans la galerie Danysz, haut lieu d’une collaboration de longue date entre femmes amoureuses de l’art et de la vie.

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Et à l’occasion du 40ème VIDEO FOREVER

Première présentation publique en France du dernier livre de Barbara Polla (mai 2019, Odile Jacob), avec la collaboration de la Librairie Zero@

20h45 : présentation du livre par Paul Ardenne
21h : « cocktail 40 ans » et dédicaces pour celles et ceux qui souhaitent en savoir davantage sur Le Nouveau Féminisme

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