De l’invisuel et de la minoration physique de l’art

Écoles des beaux-arts de Sfax et de Sousse (Tunisie)

12-13 octobre 2023

Bonjour à tous.

Merci pour cette invitation tunisienne.

Une invitation relative à un sujet sans aucun doute relativement inattendu dans une école d’art.

Et plus encore à titre de leçon inaugurale, pour ouvrir l’année universitaire 2023-2024.

En effet, cette conférence a pour titre (un titre un peu compliqué d’office mais que l’on va comprendre bientôt dans toute son étendue), « De l’invisuel et de la minoration physique de l’art ». On y traitera, spécifiquement, de formes d’art, de formes d’expression artistique qui n’utilisent pas d’abord et prioritairement l’image, les images. Voire, qui refusent l’image, qui considèrent qu’il s’agit d’en faire l’économie. Nous essaierons d’expliquer pourquoi.

Ces formes d’art, en conséquence, « minorent », diminuent a priori, aussi, la portée de l’art comme pratique d’expression. Ce qui peut paraître surprenant, dans le cadre du lieu où nous parlons, une école d’art, justement.

Mais pas d’inquiétude pour autant : cette conférence n’est pas dirigée contre l’art et contre les artistes ou contre ceux d’entre vous qui aspirent, ici, à le devenir. Tout au contraire, elle entend mettre l’accent sur un des grands problèmes de la création plasticienne actuelle, le déferlement des images, leur multiplication infinie, et sur sa conséquence : ce trop-plein d’images disqualifie l’image, elle perd de sa portée. Comment réagir ?

L’art dit « invisuel » est une des formes de cette réaction, comme on va le comprendre, j’espère, au fil et au terme de cette rencontre.

Cette conférence est inspirée par un ouvrage rédigé ce printemps 2023 à la demande d’Alexandre Gurita, qui supervise présentement un programme d’enseignement sur l’invisuel à l’École des beaux-arts de Sousse. Le titre de cet ouvrage, Hors de vue, dit tout, à sa manière lapidaire et expéditive : les images, les images d’art ? Hors de vue ! Hors de notre vue ! Il y en a trop, c’est suspect, il serait temps de nous en débarrasser. De nous en débarrasser ou de les filtrer, afin de leur redonner ce qui se perd avec le grand nombre, la densité, le caractère iconique.

L’invisuel, donc. Contre le visuel, de facto. Comme l’on dira, de manière à les différencier et peut-être, et à les opposer terme à terme et réalité à réalité, l’invisible, contre le visible.

Invisuel vs. Visuel.

Entrons dans le vif du sujet.

Il convient pour commencer de signaler l’existence, dans le domaine de l’art, de formes d’expression plastique que caractérise leur caractère non visible.

Ces créations artistiques sont singulières, non conventionnelles. En premier lieu, elles refusent de donner aux spectateurs que nous sommes quelque chose à voir. En second lieu, elles affirment à travers leur existence une position de principe : le refus de faire image, d’être traduites dans des formes d’expression visibles ou, plus encore, spectaculaires, qui sidèrent l’œil, qui captent la vision pour la saturer. Une forme d’iconoclasme, donc, comme il en existe depuis toujours, notamment dans le champ religieux (dans les religions juive, islamique ou encore chrétienne protestante, qui bannissent les images au sens où ce sont des simulacres trompeurs, des illusions, des représentations et non une substance incarnée).

Ceci, tout en posant ce constat : si l’essentiel de la création artistique plastique, depuis l’aube des temps, s’exprime en se rendant visible (par l’« image », par le « visuel », par la « représentation », par l’exposé de la matière pour la sculpture), un fragment de cette création artistique plastique, avec la période récente et s’agissant de notre présent, répugne en contrepartie, celui-ci, à se rendre tel – à se faire visible, spectaculaire.

La question s’impose, au vu de cette nouvelle donne : pourquoi cette inflexion, de l’ordre du refus de « représenter », du renoncement à « rendre de nouveau présent » (le sens du terme représentation) ?

Cette question, on le pressent, en appelle d’autres. Pourquoi le non-recours à l’image ? Voire, pourquoi ce qui semble relever d’un positionnement contre l’image – l’image dont, en filigrane, sont niés les pouvoirs ?

Plus cette question enfin : s’agit-il là d’un simple énervement, d’une position passagère ou au contraire, des prémices d’une révolution artistique ?

*

Il existe à ce jour une création artistique « non visible » décrétée encore, donc, « invisuelle ». Ceci, par opposition à un art dit, celui-là, « visuel », traditionnel, qui recourt aux images pour s’exprimer. L’idée principale à retenir, pour cette création « non visible » : voir n’est plus l’essentiel. On y revient dans un instant dans le détail.

Bien sûr, on doit admettre que cette création invisuelle ne vient pas de nulle part, et qu’elle a son histoire. On va en dire quelques mots, avant de lancer notre analyse proprement dite de l’art invisuel, et ce, en nous appuyant sur une œuvre qui peut en constituer la prémisse, une œuvre qui a clairement pour objet de provoquer l’acte de regarder, acte central dans le processus d’appréhension mentale de l’œuvre d’art (l’œuvre d’art existe, on l’a compris, pour être regardée).

Cette œuvre c’est (parmi d’autres), le Petit verre de Marcel Duchamp, une curieuse sculpture créée il y a un siècle à présent, en 1918, et conservée à New York, au MoMA, avec les précisions suivantes, sobrement : « Peinture à l’huile, feuille d’argent, fil de plomb et verre, 55,8 x 41,2 x 3,7 cm ». Avec cette création pour le moins particulière, on va le voir, Duchamp entend clairement énerver les regardeurs que nous sommes. Voyons cela.

Cette curieuse sculpture qu’est ce « Petit verre », certains l’auront remarqué, est comme une version miniature du fameux Grand Verre du même Marcel Duchamp (« La mariée mise à nu par ses célibataires, même », 1920). Cette sculpture en effet, est proche par sa forme du Grand Verre : sur un socle rectangulaire et plat a été fiché à la verticale un panneau de verre qu’entoure un fin cadre métallique. Sculpture, le Petit Verre est, aussi bien, une œuvre graphique. Des formes géométriques ornent le panneau de verre qui lui sert d’ossature, prenant des airs de vitrail ou de support historié : ces tracés évoquent les débuts de l’abstraction alors en vogue au moment où est réalisée cette œuvre (Wassily Kandinsky a produit à peine dix ans plus tôt ses Improvisations, des peintures où la couleur seule tend à annihiler, pour venir les remplacer, les figures). Autre point à relever : ce Petit Verre, dans sa partie inférieure, est brisé. Comme si l’artiste avait souhaité offrir au spectateur quelque chose de la « fabrique » de son œuvre, un aspect de son élaboration concrète, « fabrique » qui aurait pu poser problème (le verre est fragile, on ne le travaille pas facilement). Enfin, un mot du titre de cette création, à la fois énigmatique et éloquent : le Petit Verre, en effet, s’intitule aussi À regarder (l’autre côté du verre) d’un œil, de près, pendant presque une heure.

Sculpture prompte à capter l’œil que ce Petit Verre ? Indéniablement, à son époque au moins, le premier quart du XXe siècle, une période où l’on ne s’est pas encore habitué à ce genre d’offre plastique tridimensionnelle (Rodin, révéré, est mort depuis peu, Bourdelle est alors au sommet de sa gloire et Maillol sera bientôt un artiste officiel : tous des tenants d’une sculpture conventionnelle). Une sculpture, encore, prompte à faire valoir à sa manière sibylline et moqueuse ce concept nouveau, qui est en train de se construire, la « désimage », comprendre, l’image qui défait l’image ? On peut le supposer. Le caractère pour le moins énigmatique du Petit Verre résulte, d’une part de sa morphologie inattendue et de sa décoration peu explicite, d’autre part de son intitulé même. Le trouble du spectateur, ainsi, a toutes les chances de s’accentuer une fois son regard intrigué pointant vers le cartel lui présentant cette œuvre. Que précise ce cartel ? Le Petit Verre ne saurait être regardé n’importe comment. L’intitulé de l’œuvre, ainsi en a décidé non sans facétie l’artiste Marcel Duchamp, est tout ce qu’il y a de prescriptif et scruter l’œuvre comme il convient de le faire interdit au spectateur tout relâchement : À regarder (l’autre côté du verre) d’un œil, de près, pendant presque une heure. Le Petit Verre n’est en rien une « forme » à appréhender librement. Au contact de cette sculpture dont on ne sait où est sa « face » (la structure en est transparente et interdit en effet d’en décider…), il est en effet demandé au spectateur de se plier à un rituel censé en livrer son sens, ce rituel serait-il, dans les faits, inapplicable. Regarder de près et d’un œil ? C’est possible mais c’est une rude épreuve. Près d’une heure, qui plus est ? Voilà qui est encore possible mais combien de temps exactement le spectateur doit-il tenir : 59 mn ? 45 mn ? 58 mn et 7 sec ? On ne sait. Le Petit Verre, prescrit enfin le cartel, doit être regardé depuis « l’autre côté du verre ». Où la situation du spectateur se corse. Qu’est-ce en effet que l’« autre côté » d’un verre transparent ? Et où est-il, cet autre côté ? Faute d’indication, faute d’une spatialisation suffisamment précisée, aucune chance que le spectateur ne sache jamais où est le côté qui n’est pas l’« autre côté » et, par voie de conséquence, le côté qui est cet autre côté censé mettre en position, et le regard, et le spectateur. Comme l’assène le poète Valère Novarina, l’intérieur est toujours à l’extérieur de quelque chose, et inversement 1.

Marcel Duchamp auteur du Petit Verre joue avec nos nerfs. Gentiment, pour sûr : tout ceci ne mange pas de pain. S’il ne nous interdit pas, à nous spectateurs, de « faire image » de son œuvre, il indique toutefois d’un même tenant que nous ne formerons jamais de cette dernière, oculairement et intellectuellement, la bonne image. Ce faisant, il « désimage ». Il offre la possibilité de faire advenir non une image reine, essentielle, mais des images au pluriel, ensemble dont l’addition dans notre rétine construit moins une forme de « vérité » de l’œuvre que l’ouverture de cette dernière à plusieurs vérités, selon le point de l’espace à partir duquel on la considère.

Le recours de Duchamp à la transparence est à cet égard judicieux dans la mesure où celle-ci vient nier les pouvoirs du cadre, dont la fonction traditionnelle est d’isoler l’œuvre d’art, d’en faire un objet autonome enclos en lui-même. Si le Petit Verre est bien délimité par un cadre dans son plan, il ne l’est pas en revanche dans son épaisseur, dans sa tranche, que la transparence ouvre jusqu’à la béance. Habile façon de piéger le regard que celle-ci, par ailleurs récurrente chez Marcel Duchamp, artiste n’ayant jamais manqué, jusqu’à Étant donnés…, sa création testamentaire insérée dans un mur de musée à Philadelphie 2, de nous signifier que le regard, à tout le moins, est un capteur de sens mal valide. Au juste, tout est toujours question de point de vue et la vérité d’une situation ne saurait se réduire au seul point de vue que l’on forme d’elle. La Rotative de 1920, un tournebroche animant, en les faisant tourner, des plaques de verre ornées, tout comme les plateaux tournants d’Anémic Cinéma 3, des platines circulaires en mouvement sur lesquelles l’artiste a blasonné des formes optiques abstraites ou le texte de calembours sont, à l’instar du Petit Verre, de semblables vecteurs de trouble imposés au regard, et les porteurs du même avertissement. Parce que la structure de ces œuvres tourne et s’agite dans l’espace, on ne voit jamais que ce que l’on croit voir tandis que l’image, elle, fuit devant la rétine.

L’exemple du Petit verre que nous venons de développer est symptomatique d’une inflexion alors nouvelle, voici un siècle : se méfier des images, se méfier de ce qui fait image. L’image, c’est le reflet, c’est l’avatar, c’est l’illusion. Retour en force du mythe platonicien de la caverne, cette caverne où les prisonniers enfermés confondent des gens qui passent au dehors avec des ombres, en confondant la matière elle-même avec son reflet.

De là, l’émergence d’un art « désimagiste » (osons ce néologisme), de façon légitime, et à don origine, l’existence d’artistes « désimagistes ». Artistes « désimagistes » ? De qui parle-t-on ? Autant des iconoclastes (mort à l’image !) que des prudents (gardons l’image, mais défaite) 4. Au plus court, le « désimagisme » distingue les fabricants d’images qui refusent de livrer des images achevées, à l’expression construite et à la signification non ambiguë. Le « désimagisme » naît d’une position délibérément retorse à l’image ou, du moins, à une certaine image, celle que régit un code d’énonciation strict et dogmatique. Si l’artiste « désimagiste » ne déteste pas forcément les images, il a soin toutefois de les manipuler dans ce but dégradant, signifier, d’une part que l’image n’est pas tout et, d’autre part, qu’elle ne peut pas tout. Cette dernière, pour l’artiste « désimagiste », se range non dans le camp sacré de l’icône, apte prétendument à contenir jusqu’au divin même et à lui donner vie, mais dans celui du simulacre, qui n’affiche que le reflet des choses, sans rien contenir. Cette formule « simulante » qu’est l’image, du coup, peut être à l’envi défaite, il n’est plus interdit d’en jouer sadiquement, parfois de façon littérale (et sans risquer l’accusation de sacrilège, de surcroît : bénéfice symbolique inespéré !). S’y appliquera parmi d’autres, autour de 1960, le facétieux Piero Manzoni à travers cette fort éloquente série de tableaux que sont ses Achromes. Les monochromes blancs de l’artiste italien donnent l’impression d’être composés à l’aide de pansement médical. La métaphore qui s’y insinue, celle du tableau blessé, un tableau proche de la mort clinique, n’échappera alors à personne 5.

Jouer avec le tableau et avec les images qu’il affiche, pourquoi se gêner ? Le développement de la vidéo d’exposition, à partir des années 1960 (Portapak, Sony) se traduit à ce registre, non sans pertinence, par une inflation de dispositifs ludiques voyant le spectateur pris au piège de jeux d’images de type projection jouant d’un imparable et troublant effet visuel de surprise (filmage avec rendu légèrement différé de l’image, par Dan Graham, années 1960-1970) ou illusionniste et de nature à tromper le « regardeur » sur sa propre position dans l’espace (Bruce Nauman, Live Taped Video Corridor, 1970). Dans le même esprit déstructurant, un Brian Reffin Smith, artiste rompu à l’art numérique, ira un peu plus tard (années 1990) multipliant de savants programmes informatiques d’un genre très particulier, désimageants dans l’âme. La vocation de ces programmes, iconocide, radicale et nourrie par un sens aigu de la disqualification symbolique, est cette fois celle que voici, carrément méchante : rien moins que mettre en pièces, à même l’écran d’un ordinateur, la représentation d’œuvres vénérables du répertoire pictural. Que se passe-t-il donc, sur l’écran ? Devant nos yeux se défont, rongées avec méthode par un virus tueur, des reproductions de toiles de maître, celles d’un Manet ou d’autres géants de la peinture. Représentations glorieuses que celles auxquelles s’attaque l’artiste, sans doute, mais néanmoins vouées par son entremise à la perdition, grignotées qu’elles sont ici par d’invisibles termites digitales, jusqu’à consommation totale ou restitution sous l’espèce d’un brouet informe. « Hijacking », « détournement », dit Brian Reffin Smith de sa pratique. Au terme de ce traitement négatif, l’image fétiche d’ordinaire respectée de façon sacrale se découvre appauvrie, symboliquement rétrogradée. Elle n’est pour finir qu’une image, une apparence dont on peut faire ce que l’on veut. Plus rien donc de la figure glorieuse emportant en son sein la sacralité ? Plus rien.

Le mouvement moderne, dans son rapport à l’image, est volontiers iconoclaste, il fait écho au mouvement même des idées, iconoclaste lui aussi 6. Inscrit dans une culture de l’expérimentation et des remises en cause incessantes, l’artiste moderne goûte la déformation plastique (expressionnisme), le mensonge (le fauvisme redistribuant la palette des couleurs tout en en jouant à sa guise), la dissolution dans des formes libres et sans attache (art abstrait), la désintégration (le photomontage dadaïste et futuriste), la divagation de toute morphologie (art informel), l’accumulation et le lessivage (cinéma expérimental). Son but, quelque angle d’attaque stratégique qu’il élise, est d’en finir avec une conception pour lui erronée de l’image, celle de la formule « liante », comprendre : celle qui entend tisser, au-delà de sa forme plastique, des relations avec plus grand et plus haut qu’elle. Rupture indéniable, adieu à l’image « première » et à ses qualifications symboliques immémoriales.

L’artiste désimagiste se fait volontiers champion en matière d’effacement. Qu’est-ce qu’effacer ? C’est rendre moins visible ou, carrément, rendre invisible. Factuellement, on supprime l’image. Symboliquement, on la disqualifie. Sémantiquement, on signifie en effaçant l’image combien son utilité prétendue est, somme toute, accessoire. Exemple, De Kooning Erased Drawing (1953) : le jeune Robert Rauschenberg, méticuleusement, gomme un dessin que lui a donné le peintre Willem de Kooning alors à l’acmé de sa carrière. Ci-fait, Rauschenberg expose le résultat de ce gommage méthodique dans un cadre, sous la forme de ce qui s’assimile à un presque monochrome.

Martyriser l’image, lui imposer, à la Reffin Smith, à la Rauschenberg, un traitement dévalorisant, disqualifiant, voilà qui relève d’un iconoclasme militant. Il faut sans doute, pour ce faire, être saisi d’un accès de violence – à l’instar par exemple d’un Gustav Metzger lors de la phase « Destructive Art » chère à cet artiste allemand réfugié après la Seconde Guerre mondiale en Angleterre. Traduction inaugurale du Destructive Art, l’« art comme destruction ». Exemple concret, cette South Bank Demonstration que réalise Metzger à Londres durant l’année 1961, en pleine rue, sur un trottoir et au vu de tous. Durant cette performance brutale, Metzger, en guise de geste auguste du peintre en action, jette de l’acide sur des toiles en nylon montées sur des châssis. Résultat : l’œuvre d’art « peinte » à l’acide est dessinée au moment même où elle se voit détruite irréversiblement, une œuvre d’art condamnée de facto à ne jamais figurer plus que sa mise à mort, son extermination. Outre celle de Gustav Metzger que nous citons, nombre d’autres performances artistiques empruntent cette même voie de l’extermination du visuel, avec détermination pareillement et toujours. Ainsi, dans les années 1950, à Osaka et Tokyo, de celles qu’organise le collectif Gutai (« Incarnation »), avec une euphorie débordante. Passing Through (1956) : Saburô Murakami, dans un bel effort gymnique, s’élance en courant à travers une succession d’écrans faits de feuilles de papier montées sur châssis, qu’il crève et déchire dans son élan, tout en les traversant. Un Lucio Fontana, avec ses Concepto Spaziale, « Concepts spatiaux », réduit au même moment ses toiles de peintre à des supports piquetés de clous ou fendus à la lame de rasoir sans jamais y tracer avec autorité une figure clairement dessinée ou peinte. Dans tous ces cas, ce qui était l’image « première » voit son statut évoluer vers celui du support ludique, du support servant à mener des expériences radicales ou pionnières assimilant l’acte de création, sinon à un divertissement, du moins à une occupation prospective fondée sur la mise à distance de l’image majeure. Où l’icône, la dorénavant trop vieille icône se voit laissée à son statut devenu archaïque – devrait-on pour finir l’oublier purement et simplement, tout respect envolé.

Un pas de plus dans le divorce avec cette « relation » dont entendait bien témoigner l’image « première », encore, est franchi quand l’artiste visuel s’attache à invisibiliser ce qu’il montre. Comprendre : quand l’artiste offre l’image mais, pour ainsi dire, rien à voir sur l’image. Cette pulsion négatrice (celle, pour le cinéma expérimental, d’un Guy Debord dans ses Hurlements en faveur de Sade, où rien n’est projeté sur l’écran, juste une pellicule de film blanche 7) donnera lieu au XXe siècle à une foultitude de mises en forme dont la maîtresse formule pourrait être « La forme oui, mais pour mémoire ». Cette fois, l’on affiche bien une forme mais rien ou presque de celle-ci ne va rester.

En matière de création artistique invisuelle, cette évolution vers le « moins montrer » ou carrément, vers le « ne plus montrer » est signifiante. L’idée-force en est la suivante : le discrédit jeté sur l’image, outre le refus conséquent de lui accorder trop de foi. Encore, une certaine répugnance au « spectacle ». Également, l’interdit de sidérer son spectateur que semble s’imposer l’artiste plasticien. Donner des formes à voir, d’accord, l’artiste y consent mais sans autorité, sans faire que le regard placé face à son œuvre mette genou à terre.

Autre enseignement enfin, la divergence. Plus se fait forte l’envie de montrer moins, plus la notion même d’« image » se dilue, bientôt mariée à des actes qui relèvent tantôt de l’agression (Metzger), du jeu conceptuel (Fontana) ou de la mise en scène des limites (celles du « voir » avec Fred Sandback). L’image, quand encore elle existe, paraît instrumentalisée au cœur de processus créatifs qui font d’elle non plus l’expression d’une autorité intangible mais un prétexte.

*

Revenons à présent à l’art dit « invisuel ».

Une création artistique « invisuelle », qu’entendre par cette formule ? Prenons quelques exemples concrets, qui éclaireront le sens de la formule « art invisuel ».

Tel artiste plasticien, au lieu de présenter à nos regards un dessin, une peinture ou une sculpture, va exposer une salle vide (Gilbert Coqualane). Telle plasticienne, se mettant aux ciseaux et à la machine à coudre, va copier des vêtements qu’elle mettra ensuite subrepticement en vente, en boutique, à la place des modèles authentiques qui l’ont inspirée (Zoe Sheehan Saldana). Tel artiste plasticien encore, plutôt qu’offrir à nos regards la photographie ou la vidéo d’un paysage, se pique de balayer une parcelle de terrain quelque part, comme le ferait un chargé d’entretien (Régis Perray). Quand tel autre encore organise une très ordinaire randonnée collective dans la campagne, mais attention, censée tenir lieu d’« œuvre d’art » (Damien Dion), ou prend simplement position sur une place, debout, l’air d’attendre quelqu’un, Godot peut-être ?, sans un mouvement qui puisse attirer l’attention (Didier Courbot). L’observateur, le sacro-saint « spectateur » de ces actions ? Le plus clair du temps, il ne remarque rien. Et remarquerait-il quelque chose, il aura bien du mal à créditer ce qu’il perçoit comme relevant d’un geste, d’une activité à proprement parler « artistiques ».

Dans ce cas, l’« œuvre d’art » prend la forme d’un événement sans singularité ou sans pouvoir attractif notoire, pour cette éminente raison d’abord, elle n’est pas un spectacle, ou se refuse au spectacle. L’action artistique se fait indiscernable.

Détaillons, avec de creuser plus profond, une de ces « actions artistiques », Need, « Besoin », du français Didier Courbot cité à l’instant.

Premier moment de l’« œuvre » Need : ce plasticien français fait le constat, dans un secteur urbain qu’il fréquente, du nombre insuffisant de passages protégés pour piétons. Second moment de l’« œuvre » : il couche sur la chaussée, en les peignant à même cette dernière, des bandes blanches similaires à celles qui matérialisent d’ordinaire les passages-piéton. L’illusion est parfaite : une fois son ouvrage terminé, Didier Courbot a créé un véritable passage-piéton. Son acte est celui d’un peintre, s’assimilerait-il tout autant à une tâche d’équipement routier d’ordinaire assignée aux employés des Ponts et chaussées. Mimétisme parfait, la copie devient l’original. Impossible de se rendre compte qu’il s’agit-là d’une intervention artistique, que l’on soit un passant, un automobiliste ou même un responsable de la Direction administrative des routes et de la voirie. Ceci, d’autant plus que l’ajout de ce nouveau passage-piéton à même une section de chaussée qui en était jusqu’alors démunie correspond en effet à un « need », à un « besoin » d’équipement public tout ce qu’il y a de légitime, et dont la présence l’est tout autant. L’artiste qu’est Courbot pourrait, en tel cas, s’autoriser à coller sur l’asphalte, près des bandes blanches qu’il vient de peindre au sol, un cartel, quelque inscription indiquant, et la nature de son travail, avec un titre, et qu’il en a été l’auteur à telle date précise. Mais non, pas de cartel. Rien, l’artiste range son matériel et passe son chemin.

Ce type de création artistique, qui n’entend pas se donner pour tel, a sa légitimité pleine et entière, ici compenser les besoins sociaux. « Didier Courbot use de démarches diverses, interventions dans l’espace public urbain, photographies, vidéos, pour questionner notre rapport à l’espace public. Ses œuvres témoignent d’une préférence pour les situations immédiates, les déplacements, les décalages, et pour le banal retouché », nous précise de la sorte une notice qui lui est consacrée. « Dans la série de photographies Needs (2001-2003), l’artiste exécute des petits gestes simples dans l’espace des villes qu’il appelle des “actions publiques pour des espaces publics” : infimes arrangements (il plante sauvagement des arbres à Paris, Needs (Paris), 2003), modestes réparations (il remplace une latte d’un banc public à Prague, Needs (Prague), 1999), ingénieuses adaptations toujours au service des usagers. Des petits gestes dérisoires qui traduisent “une attention, un rapport intime à l’espace public” en prenant soin de l’environnement » 8.

Art « invisuel » que celui-ci ? De facto. « Ce qui n’est pas vu n’existe pas », fait-on dire à Andy Warhol, artiste « pop » de l’âge de la Société du spectacle, maître incontesté de l’art visuel s’étant rendu apte à transformer en icônes du temps présent de vulgaires boîtes de conserve de soupes ou des packs de lessive tant et plus révérés, ces derniers, qu’ils donneront lieu à des imitations frauduleuses (un Pontus Hulten, longtemps directeur du Centre d’art et de culture Georges-Pompidou, à Paris, fera faire en douce de ces Brillo Boxes plusieurs copies, pour son plus grand bénéfice matériel 9). « Ce qui n’est pas vu n’existe pas » ? Avec l’art « invisuel », se doit-on de compléter en précisant, ce qui n’est pas vu tout à la fois n’existe pas (comme œuvre d’art) mais existe bel et bien (comme œuvre d’art), en une similarité troublante et peut-être aberrante.

Quelque chose qui à la fois existe et n’existe pas : l’esprit logique frémit, à juste titre. Que faire de ce type de proposition ? Comment, aussi, l’évaluer ? Faut-il même la prendre au sérieux ? Oui, à un certain point de vue au moins. Si la création artistique, par exemple, relève d’abord d’une intention, de l’« intentionnalité » (créer, peu importe ce que l’on crée, même du vide, du rien), alors l’œuvre d’art « invisuelle » ne saurait être irrecevable. Le philosophe et esthéticien Nelson Goodman, non sans à-propos, nous convie à nous demander, non pas « Qu’est-ce que l’art ? » mais « Quand y a-t-il art ? » (ce qui, au demeurant, peut revenir au même) 10. Si art il y a quand tel ou tel artiste décide de faire art quoi qu’il fasse, même en se contentant de placer au-dessus d’une porte une affichette portant le mot « Exit » dans un esprit post-dadaïste), il y a art, point, sauf à juger des intentions de cet artiste en les dégradant, par un acte d’autorité qui n’est pas forcément légitime (ce dernier refuse en effet à l’artiste de l’être artiste comme il veut l’être). Robert Filliou, affilié à Fluxus lui-aussi, s’allonge par terre, à Düsseldorf, sur un trottoir, pour prendre un peu de repos, et fera de ce geste une œuvre d’art. Au nom de quoi s’opposer à cette décision ? Parce qu’il n’y a pas de trace tangible d’un tel acte ? Parce que Filliou n’a pas proclamé à la cantonade, au moment où il s’allongeait sur le bitume, « Votre attention SVP, chères passantes, chers passants, voici un spectacle artistique ! » Si l’artiste en décide, sa création, serait-elle « invisuelle », relèvera de l’« art » sans contestation possible, déciderait-il de ne rien faire de strictement artistique, voire de ne rien faire du tout. En 2017, au Centre Pompidou, à Paris, Cyprien Desrez place des cartels près d’objets quelconques lors de l’exposition consacrée par cette institution à l’artiste Cy Twombly : ces affichettes désignent et décrivent, ici une prise électrique, là un extincteur, attribués à l’artiste américain. Perplexité des gardiens… et des spectateurs. Quelle est l’intention ? Comme le dira plus tard l’artiste, il s’agit là de « faire de la place aux petites histoires », et de « donner sa place au peu, comme ces extincteurs toujours un peu oubliés, ou ces prises électriques sans cesse recouvertes de peinture blanche, comme si un jour, elles pouvaient finir par disparaître ». Une déclaration de l’artiste Cyprien Desrez qui, renseignement pris, n’est pas l’artiste qui a réalisé cette action, demeuré jusqu’à plus ample informé, celui-là, anonyme, comme on l’apprendra plus tard 11.

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L’art dit « invisuel », on le comprend, déplace les critères – de la logique, du sens, de la tradition, de la valeur, de la pratique artistique même. Jusqu’à l’incongruité, qui sait ? L’artiste qui s’en fait le propagateur a fait son choix, contre le consensus et le sens commun. Notoirement, il répugne aux œuvres d’art attendues qu’ont codifiées des siècles de pratique créative (« l’objet œuvre d’art ») et de médiation (le dispositif de l’« exposition », étymologiquement, la « mise en vue »). Que trouve-t-on, en lieu et place, dans l’escarcelle de ce rénovateur ? Plutôt que des peintures, des sculptures, des photographies ou des films d’exposition, autre chose : une « matière sensible » ne requérant pas d’être contemplée comme l’on contemple son visage dans un miroir. Où l’œuvre d’art conventionnelle, née dans la perspective d’être regardée, s’habille du visible, l’œuvre d’art ressortissant du genre « invisuel », elle, se déshabille de son visible et vise de la part de son spectateur une autre perception, une forme d’appréhension différente. L’art « invisuel » n’image pas, il « désimage », donc, et l’on commence à comprendre en quoi. Avec lui, le destin de l’œuvre d’art conventionnellement considérée, exister en s’appuyant sur la vue, l’exposition et l’admiration, n’est plus de mise.

Quel est le but de l’art invisuel, en somme ? Rien moins que mettre en place d’une ascopie, pourrait-on dire, un non-spectacle, un spectacle paradoxal qui ne se voit pas (a, préfixe privatif, + scopique, ce qui met en jeu la dialectique entre regarder et être regardé 12).

Prenons un exemple très connu d’une œuvre d’art relevant de cette ascopie, le Monument contre le racisme de l’artiste allemand Jochen Gerz, inauguré à Sarrebrück en mars 1993 par les autorités. Cette œuvre, dite encore Le monument invisible, a été commencée de façon clandestine trois ans plus tôt et réalisée nuitamment, des mois durant, avec des étudiants en art. Elle prend place sur l’esplanade du château local, qui fut pendant la Seconde Guerre mondiale le siège de la Gestapo. Bien malin qui pourrait la « voir » stricto sensu. 2146 pavés de la place, excavés de nuit l’un après l’autre, ont été gravés du nom d’un cimetière juif allemand disparu après 1939 avant d’être remis en place mais l’inscription qu’ils portent, accompagnée de la date de l’intervention, enfouie face contre terre. Une telle création, qui finira par être légalisée (la place du château sera rebaptisée Place du monument invisible), est à l’origine de nombreux débats. Si personne ne remet en cause le principe du « monument » auquel a souscrit l’artiste (Monumentum, en latin, renvoie à la remémoration, à l’acte ce mémoire), dédié dans ce cas à rappeler l’extermination des juifs allemands par le nazisme dans l’Allemagne de la période 1933-1939, si personne encore ne discute le lien, en l’occurrence linguistique, entre le recours au pavé et le soin (Plafster, « pavé » en allemand, veut aussi dire « pansement »), certains ne s’en étonnent pas moins de la pertinence de ce genre de proposition.

Non sans raison d’ailleurs. Peut-on en effet considérer comme valide un monument que personne ne voit ? Encore, quel sens métaphorique donner à un tel acte d’enfouissement, qui entérine un fait et tend à le rendre invisible, en le promettant de concert à l’oubli ? C’est là l’équivalent, tout bien réfléchi, pour certains commentateurs, d’un effacement mémoriel 13. Ces débats, inévitables, sont-ils salutaires ? On peut le penser. Du point de vue de l’artiste, des plus pertinents, ils résultent de sa conception propre, non conventionnelle, de la création artistique, ce qu’il appelle la « convertibilité de l’art ». « L’art gagne en se soustrayant à sa propre définition, dit Jochen Gerz. Il doit être de passage, en opposition à l’état des choses » 14.

Cette notion de « passage » est à relever : dans ce cas, l’œuvre d’art ne vise pas d’abord l’ancrage dans le temps, le marquage de la chronologie humaine.

On peut opposer à l’œuvre de Jochen Gerz, sur une même modulation, celle de Gunter Demnig, qui elle reste visible, serait-elle discrète. Dans ce but, évaluer la « performance » de l’art invisuel par rapport à l’art conventionnel, visuel, qui se voit, qui fait image. Pour ce faire, on prendra par comparaison un exemple artistique proche, celui des Stolpersteine de Gunter Demnig, un plasticien berlinois.

Les Stolpersteine (littéralement, les « pierres d’achoppement ») se présentent sous la forme de pavés de béton ou de métal de dix centimètres de côté enfoncés dans le sol devant le dernier domicile d’une victime du nazisme. L’artiste, à cette heure, en a posé des centaines de par le continent européen. Demnig, dan s un premier temps, a opéré de façon clandestine, à Berlin à partir de 1995, « avant que les Stolpersteine ne deviennent un signe de reconnaissance mondial désormais autorisé et financé par les municipalités d’une mémoire à faire vivre dans l’espace urbain » (Wikipedia).

Qui a raison, de Jochen Gerz ou de Demnig ? Chacun choisira son camp !

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Lier œuvre d’art plastique et acte de voir, de regarder, de contempler, d’apprécier par le canal des yeux, voilà donc qui n’est plus, pour l’artiste partisan de l’invisuel, essentiel. En lieu en place, ce dernier en appelle à une création artistique, on l’a dit, « ascopique » échappant à l’économie du paraître.

L’invisuel, cet art « désimagé », réclame-t-il pour autant que l’on ferme les yeux, ou que l’on se rende aveugles, carrément ? Non, bien sûr. Il suffit, le concernant, d’admettre qu’il convient, spectateur, de faire passer le regard au second plan, ou hors plan. L’idée à admettre est qu’un autre art est possible, conceptuel forcément, « artiviste » bien souvent 15, matérialisé hors de toute perspective qui viserait à en faire prioritairement un élément de spectacle, donc de décor. Ceci, tout en maintenant ouverte la question de son quotient symbolique. Comment ce qui est invisuel fait-il « signe » en nous, qui entrons à son contact ? Par extension, quelle est la réalité de la création artistique invisuelle, son impact ? Encore, quel sera son avenir, si tant est qu’un avenir lui soit promis ? Car il faut bien l’admettre, à l’heure où l’on écrit ces lignes : le fétichisme des images, parallèlement au développement de l’invisuel, a non seulement la vie dure mais, qui plus est, il se porte à merveille. Fétichisme en pleine forme, en effet, que celui dont se voit parallèlement gratifié tout ce qui est image, tout ce qui fait image, ce que vérifie et consacre avec le tournant du XXIe siècle, en continuité du précédent, la multiplication hyperbolique des images, quelle que soit leur nature. En atteste entre autres, fort parlante, la vogue de l’art « immersif » et des mappings, visuels, où l’on noie le spectateur sous une nuée d’images tournant autour de lui, en espace clos (tout Van Gogh en 3D et en une unique livraison visuelle) ou placardée devant ses yeux sous l’espèce de tableaux gigantesques (la façade d’une cathédrale devient par exemple le médium porteur de projections plus ou moins en rapport avec le bâtiment, ou sans nul rapport, juste magnétiques et sidérantes). Ou encore, sur un autre registre – parce qu’elle est l’indice d’un désir intense et préservé de détention, de « distinction » 16 –, la hausse du prix des tableaux de maître que connaît la période, une hausse continue et jamais remise en cause au fil du demi-siècle 1970-2020, connu pour avoir enregistré en la matière des records stupéfiants 17. Dans ce contexte « sur-imagiste » triomphant, où attention et argent, massivement, vont et continuent d’aller à l’image sanctifiée, l’art de la « désimage » est-il un signal fort ou, à l’inverse, un signal faible, une symbolique pauvre, un pis-aller ?

L’invisuel, future norme ou caprice transitoire ? Le signe d’un renoncement et d’une fuite ? Une lame de fond qui n’attend que de surgir à la surface et de tout emporter ou, moins crânement, une vaguelette, une proposition à la marge, résiduelle et anecdotique, underground ? Un jeu d’esprit tout au plus ou, à l’inverse, une forme puissante appelée à se généraliser ?

Le débat sur la nature médiatique de l’invisuel, quoi qu’il en soit, est ouvert. Étant entendu que « faire art » de manière invisuelle représente au tournant du XXIe siècle une tendance avec ses raisons d’être, qui méritent que l’on s’y attarde. Indépendamment de sa force ou de sa faiblesse, cette tendance dont on ignore pour l’heure le destin à venir vaut comme un signe de notre temps. Elle est cette pratique créatrice encore à fourbir voyant entrelacées tout à la fois, et la splendeur de l’image, qui humilie toute pulsion à l’invisuel, et la fatigue qu’inspire cette même image, qui génère par rebond, celle-là, l’iconoclasme.

  1. Valère Novarina, Vous qui habitez le temps, Éditions POL, Paris, 1989. « L’extérieur est à l’extérieur de l’extérieur. L’intérieur n’est à l’extérieur de rien. L’intérieur est à l’extérieur de l’intérieur. L’extérieur n’est pas à l’extérieur de lui. L’intérieur n’est pas à l’intérieur de l’extérieur. L’intérieur n’est pas à l’extérieur de l’extérieur. L’intérieur n’est pas à l’intérieur de rien. L’intérieur est à l’intérieur de lui. L’extérieur n’est pas à l’intérieur de rien. L’intérieur n’est pas à l’extérieur de lui. L’intérieur est à l’intérieur de l’intérieur. Rien n’est à l’intérieur de toi. L’intérieur n’est pas à l’extérieur de l’intérieur. L’extérieur est à l’intérieur de soi. Tu n’es pas à l’extérieur de toi. Tu n’es pas à l’intérieur de rien. L’extérieur n’est pas à l’intérieur de soi. Rien n’est à l’extérieur de l’intérieur. L’extérieur n’est pas à l’intérieur de l’intérieur. Tu es à l’extérieur de toi. L’extérieur n’est à l’intérieur de rien. Tu es à l’extérieur de l’intérieur. L’intérieur n’est pas à l’intérieur de soi. Rien n’est à l’extérieur de lui. L’extérieur n’est pas à l’extérieur de soi. L’extérieur est à l’intérieur de toi. Rien n’est à l’intérieur de l’intérieur. Rien n’est à l’intérieur de l’extérieur. L’intérieur est à l’intérieur de soi. L’extérieur est à l’intérieur de l’intérieur. L’extérieur n’est pas à l’intérieur de l’extérieur. L’intérieur n’est pas à l’extérieur de soi. Rien n’est à l’extérieur de soi. L’intérieur est à l’intérieur de l’extérieur. Tout est à l’extérieur de toi. L’extérieur est à l’extérieur de soi. Tu es à l’intérieur de toi. Tu n’es pas à l’intérieur de l’extérieur. Il est à l’intérieur de lui. L’extérieur n’est pas à l’extérieur de rien. Rien n’est à l’intérieur de lui » (p. 9-10).
  2. Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage…, installation de Marcel Duchamp, conception (secrète) : 1946-1966. Révélée au public après sa mort de l’artiste, en 1969. Conçue à New York, dans l’atelier de l’artiste à Greenwich Village, cette œuvre a été installée à demeure au musée d’art de Philadelphie, selon un protocole très strict (Manual of Instructions for Étant donnés…, Philadelphia Museum of Art, 1987, fac-similé du carnet préparatoire de Marcel Duchamp, de marque Doret, reliure noire) et sur la base de plusieurs dizaines de Polaroïd préparatoires. Voir notamment Marc Décimo, Étant donné Marcel Duchamp. Palimpseste d’une œuvre, Les Presses du réel, Dijon, 2022 
  3. Anémic Cinéma, film expérimental 35 mm muet, noir et blanc, 7 minutes, réalisation : Marcel Duchamp et Man Ray, 1ère présentation à New York en 1926. Une alternance, sur le mode d’un tournoiement, de disques optiques (Rotoreliefs) et de phrases (contrepèteries). Voir Patrick De Haas, Cinéma intégral/De la peinture au cinéma dans les années vingt, Éditions Transédition, Paris, 1985, p. 30.
  4. David Freedberg, Le pouvoir des images, Éditions Gérard Monfort, Paris, 1998. Notamment ce qui concerne, dans cet ouvrage, l’« image vivante », au-delà de l’iconographie (cf. le caractère érotique, plus qu’iconographique, de la Vénus d’Urbin du Titien). La force de l’image est affaire, aussi, surtout, de capacité à incarner, à prendre la place du vivant, à devenir par ce biais un vivant double, un double de l’organique.
  5. Kaolin sur toile plissée, série, à partir de 1959. Dorothée Dupuis : « Jean Tinguely rapporte que Manzoni rendit visite à Yves Klein à Paris et proposa facétieusement à l’homme des monochromes bleus une collaboration avec lui-même, l’homme des monochromes blancs – ce qui ne fut guère du goût de Klein. Car c’est en effet à partir de cette même année que Manzoni réalisa les ‘’Achromes’’, peintures-sculptures dont le « a » privatif désigne l’absence de couleur. Au départ, et très certainement sous l’influence de Lucio Fontana, les ‘’Achromes’’ sont empreints de la marque de leur auteur : déchirés ou plissés, ils sont ensuite recouverts d’un mélange de colle et de kaolin » (catalogue Collection art contemporain – La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, sous la direction de Sophie Duplaix, Paris, Centre Pompidou, 2007).
  6. Dans une bibliographie abondante, notamment, Emmanuel Fureix, L’Œil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Éditions Champ Vallon, Paris, 2019, et Alain Besançon, L’image interdite, Éditions Gallimard, Paris, 2000.
  7. Le 30 juin 1952 au ciné-club d’avant-garde du Musée de l’Homme à Paris. Durée : 64 minutes, dont quarante minutes de blanc sans son.
  8. Par le centre d’art contemporain la Synagogue de Delme, en 2005, à l’occasion d’une exposition consacrée à l’artsite. https://cac-synagoguedelme.org/residencies/30-didier-courbot
  9. Catherine Hickley, « Brillo Boxes ‘faked’ by museum director included in new Andy Warhol show », The Art Newspaper, 13 sept. 2018.
  10. Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990.
  11. Lise Lanot, « Quand un drôle d’artiste piégeait le Centre Pompidou et son public avec des faux cartels d’expo », Konbini, 30 janv. 2023, https://www.konbini.com/arts/quand-un-drole-dartiste-piegeait-le-centre-pompidou-et-son-public-avec-des-faux-cartels-dexpo/
  12. Scopique : « adjectif. (Psychologie). Relatif à une pulsion qui met en scène la dialectique entre regarder et être regardé, en particulier lors du développement de la phase du miroir », https://fr.wiktionary.org/wiki/scopique, Wiktionnaire, 2020.
  13. Voir notice Platz des Unsichtbaren Mahnmals, Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Platz_des_Unsichtbaren_Mahnmals).
  14. « Les questions de Jochen Gerz ». Entretien de l’artiste avec Philippe Mesnard, Vacarme, n° 4-5, 1997, p. 72-75.
  15. Par « artivisme », un néologisme forgé à la fin du XXe siècle, on entend les formes d’art militantes mixant esthétique et action concrète. Quand par exemple une Lucy Orta, artiste se spécialisant alors dans ce qu’elle appelle le « design d’urgence », conçoit des appareillages textiles qui à la fois sont des « formes » (esthétique) mais aussi des vêtements que peuvent porter les SDF pour se protéger du froid (éthique). Ou encore quand une Alicia Framis, sur un même registre, crée une gamme de robes dite Antidog pouvant à la fois être exposée comme une création de musée et portée par les femmes d’origine immigrées en butte aux vexations xénophobes, sur lesquelles il arrive que les skinheads lâchent alors leurs molosses. Sur l’« artivisme », Paul Ardenne, Un Art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Éditions Flammarion, Paris, 2002.
  16. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, Paris, 1979.
  17. « Liste des peintures les plus chères », Wikipedia. Salvator Mundi (c. 1500) de Léonard de Vinci, la peinture la plus chère jamais vendue, l’est en 2017 à New York, chez Christie’s, pour un montant de 450 millions de dollars. Le tableau Iris de Vincent Van Gogh, dès 1987, avait atteint déjà aux enchères un prix de vente de 78 millions de dollars.

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